Le Devoir

Des têtes de criminels?

Depuis toujours, l’être humain tente de scruter l’âme à travers le faciès

- JEAN- FRANÇOIS NADEAU

L’oeil de Dieu, l’oeil qui jamais ne se ferme, ce regard qui voit tout: voici un symbole ancien qui traduit un vieux fantasme humain de tout surveiller pour mieux encadrer et punir. Cet oeil de Dieu, tout-puissant, prend dans la peinture classique la forme d’un rayon ou d’un regard qui, depuis le ciel, écarte les nuages comme un judas pour scruter les mouvements du monde. C’est, au fond, le désir humain d’anticiper le geste des autres pour assurer son pouvoir qui est ainsi projeté dans une figure divine.

Entre ce fantasme de l’oeil divin et les systèmes modernes de reconnaiss­ance faciale, on peut tracer une filiation historique incontesta­ble qui tient à l’idée millénaire que le visage constitue le miroir de l’âme. Cicéron y croyait déjà, un siècle avant l’ère chrétienne. La méchanceté intérieure est censée se refléter dans les traits du visage, voire dans la forme du crâne.

Dépister les filous

Cette vieille croyance triomphe une première fois au XIXe siècle avec l’anthropolo­gie criminelle, qui vise non seulement à prévenir le crime, mais à faciliter l’arrestatio­n des criminels.

Dès le début du XIXe siècle, l’écrivain suisse Johann Kaspar Lavater ( 1741- 1801), ami de Goethe, développe la physiognom­onie, une méthode fondée sur l’idée que l’apparence physique d’une personne, en particulie­r les traits de son visage, peut traduire son caractère ou sa personnali­té. Ce n’est au fond que la suite de la métoposcop­ie, une forme de divination présente dès l’Antiquité qui consiste à cerner la personnali­té et l’avenir d’un sujet à partir de l’observatio­n des lignes, des rides et de la structure de son front.

Têtes de Turc

Ensuite, la phrénologi­e se répand en Europe, portée par les thèses du médecin allemand Franz Joseph Gall ( 1758- 1828) et du Britanniqu­e Thomas Forster (1789-1860). Cette théorie veut que les bosses du crâne permettent de lire le caractère d’un individu, donnant un vernis scientifiq­ue à la vieille idée selon laquelle « le visage est le miroir de l’âme ».

Puis surgit l’anthropolo­gie criminelle de Cesare Lombroso ( 1835- 1909), fondateur de l’école italienne de criminolog­ie, très célèbre en son temps, qui défend à compter de 1876 la thèse qu’il existe des « criminels nés », reconnaiss­ables selon leur physique.

En France, Alphonse Bertillon (1853-1914) inventera l’anthropomé­trie judiciaire. Le système Bertillon, adopté en Europe et en Amérique, permet d’identifier les individus en réalisant des fiches où la photograph­ie du visage, de face et de profil, occupe une place centrale. Bertillon, sceptique devant l’ajout d’empreintes digitales dans les fiches signalétiq­ues, est resté convaincu de la supériorit­é de l’identifica­tion faciale.

Métro, boulot, photo

De la reconnaiss­ance faciale dans le métro aux caisses automatiqu­es des supermarch­és, ou pour contrer le vol ou le terrorisme: les technologi­es d’identifica­tion du visage sont désormais utilisées tous les jours grâce aux développem­ents fulgurants de logiciels puissants. En Chine, quelque 170 millions de caméras de surveillan­ce sont déjà installées et on devrait en compter trois fois plus d’ici 2020. Si l’Empire du Milieu promet d’être le pays le plus balayé par des caméras vouées à l’analyse faciale, c’est l’Angleterre qui est pionnière en la matière. La première comparaiso­n d’empreintes faciales captées par caméras de surveillan­ce et avec les données de banques photograph­iques de délinquant­s a été conduite en 1998 dans le quartier londonien de Newham.

Au début des années 1980, le développem­ent rapide des neuroscien­ces a laissé croire qu’on pourrait parvenir à lire dans les pensées, comme dans les dystopies du genre du roman 1984 de George Orwell. Il ne s’agissait après tout que d’associer des zones du cerveau à des processus mentaux…

Enfin, certains des développem­ents actuels de la surveillan­ce se fondent sur les travaux du psychologu­e américain Paul Ekman (1931). Ce pionnier de l’étude des émotions (voir texte en B 1) a isolé une quarantain­e de mouvements du faciès, jugés universels, pour constituer le « Facial Action Coding System (FACS) ». Son système d’analyse des expression­s faciales est utilisé tant en cinéma d’animation que par les forces policières.

Les progrès de la biométrie et de l’informatiq­ue ont fait le reste pour conduire jusqu’à l’horizon de notre avenir ce désir à la fois très ancien et très actuel du contrôle de l’humanité fondé sur l’examen des visages.

 ?? PAUL EKMAN GROUP ?? Certains des développem­ents actuels de la sur - veillance se fondent sur les travaux du psychologu­e américain Paul Ekman (1931).
PAUL EKMAN GROUP Certains des développem­ents actuels de la sur - veillance se fondent sur les travaux du psychologu­e américain Paul Ekman (1931).

Newspapers in French

Newspapers from Canada