Le Devoir

La veuve joyeuse

Sarah Perry signe un décoiffant roman victorien sur fond de vieilles légendes

- MANON DUMAIS LE DEVOIR

Cora Seaborne n’est pas une femme comme les autres. Peu après la mort de son mari, l’horrible Michael, elle quitte Londres avec son fils Francis, garçon peu loquace et très curieux, et sa domestique Martha, ardente socialiste vouant un culte à sa maîtresse, afin de vivre son veuvage et de célébrer sa liberté dans la petite communauté d’Aldwinter. Poursuivie par le médecin de Michael, le docteur Luke Garrett, qu’elle surnomme affectueus­ement Le Lutin, Cora fera la connaissan­ce du pasteur William Ransome.

Marié à la belle et niaise Stella aux poumons fragiles, William sera, à l’instar du Lutin, charmé par cette veuve férue de paléontolo­gie qui préfère les habits d’homme aux toilettes féminines. Tandis qu’elle tente de percer le mystère du serpent de mer qui serait apparu dans l’estuaire de Blackwater, Cora entamera une correspond­ance avec le pasteur, qui essaie tant bien que mal de rassurer ses ouailles quant à la présence du monstre marin.

Campé à la fin de l’ère victorienn­e, ce deuxième roman de Sarah Perry ( After Comes the Flood) se nourrit de légendes anciennes, d’études scientifiq­ues, de discours politique en vogue à l’époque, de citations de Shakespear­e et de versets de la Bible. Si le programme paraît lourd au premier abord, l’écriture élégante et vive de cette native de l’Essex a tôt fait de charmer le lecteur. Surtout si celui- ci a au préalable un penchant avoué pour les romans de Dickens, de Hardy, des Brontë et d’Austen.

De fait, si l’auteure d’Orgueil et préjugés avait vécu de nos jours, il y a fort à parier qu’elle aurait envié son héroïne décomplexé­e, ses couples dépareillé­s ainsi que les rapports de classe et les rigides convention­s sociales dépeints avec humour. Ponctué de déclaratio­ns d’amour à mots couverts de Cora et de William, de bavardages mondains entre amies, de missives enflammées d’amants éconduits, lesquels surchargen­t par endroits le récit, Le serpent de l’Essex met en place une telle pléthore de personnage­s tous plus singuliers les uns que les autres dans leurs excès, dans leur excentrici­té, que bientôt le suspense devient secondaire.

Et pour tant, ce mystère, Sarah Perry, qui crée à merveille d’inquiétant­es atmosphère­s gothiques, le préser ve avec une habileté cer taine. Alors que l’on savoure les échanges musclés entre Cora et William, la première s’appuyant sur des faits scientifiq­ues, le second, sur les saintes Écritures, la romancière brosse autour d’eux un climat de paranoïa et de terreur. Les rumeurs les plus folles à propos de la bête mystérieus­e courant parmi les habitants d’Aldwinter, les personnage­s s’enfoncent tant et si bien dans leurs croyances que les relations familiales et amicales s’en trouvent ébranlées.

À tel point que cer tains d’entre eux prendront des décisions ou commettron­t des gestes qu’on n’associe pas d’emblée à la pudique époque victorienn­e. Déplaçant allègremen­t le récit de Londres à Aldwinter et inversemen­t, Sarah Perry tisse, défait puis renoue les relations entre ses personnage­s qu’elle entraîne au bout d’eux- mêmes, les mettant parfois cruellemen­t devant leurs propres contradict­ions, jusqu’à ce que la raison l’emporte sur les sentiments.

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JAMIE DREW L’écriture élégante et vive de Sarah Perry a tôt fait de charmer le lecteur.
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★★★ 1/2 Sarah Perry, traduit de l’anglais par Christine Laferrière, Christian Bourgois éditeur, Paris, 2018, 382 pages
Le serpent de l’Essex ★★★ 1/2 Sarah Perry, traduit de l’anglais par Christine Laferrière, Christian Bourgois éditeur, Paris, 2018, 382 pages

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