Le Devoir

Une jeunesse en quête d’héroïsme

À Paris, la nouvelle création de l’auteur libano-québécois Wajdi Mouawad raconte un deuil qui bouscule tout

- PHILIPPE COUTURE à Paris

Un suicide. Puis, le choc. La pièce s’intitule Notre innocence, pour évoquer l’innocence perdue au contact de la mort. C’est la deuxième création de Wajdi Mouawad à prendre l’affiche depuis qu’il dirige le Théâtre national de la Colline, institutio­n vénérée du vingtième arrondisse­ment de Paris. Le Devoir s’est invité dans ses coulisses, avant de voir la pièce, qui marque une quête de réinventio­n chez le dramaturge libano-québécois.

Fascinante histoire que celle de la création de cette pièce, qui tire son origine de quelques

histoires vraies. À l’arrièrepla­n, le suicide de Tristan, ami de Wajdi Mouawad à l’École nationale de théâtre au début des années 1990. À l’avantplan, la mort de Camille, élève de troisième année du Conservato­ire de Paris, peu après qu’elle eut été dirigée par Mouawad dans un atelier intitulé Défenestra­tion. La réalité rejoignait la fiction, créant un trouble au sein de la cohorte.

Pour explorer cette noirceur, Mouawad s’est entouré de jeunes comédiens nés entre 1988 et 1994, qui incarnent un groupe d’amis ébranlés par le décès de l’une des leurs, Victoire. Dix-sept Français et deux Québécois insufflent à la production l’énergie des premières fois. Un souffle de jeunesse et de rébellion auquel l’auteur d’Incendies est loin d’être étranger.

La colère, dans cette pièce attendue par le Tout-Paris, s’exprime d’ailleurs souvent par un «tabarnak» bien senti! Si Mouawad s’est fait discret au Québec depuis la tourmente de l’affaire Cantat en 2011, son esprit continue manifestem­ent de résonner tout naturellem­ent dans son oeuvre.

«La présence de la langue québécoise rend ce spectacle très multidimen­sionnel», pense le comédien Étienne Lou, qui vit à Paris sa toute première expérience sur une scène profession­nelle. L’acteur de 25 ans, mi-québécois, michinois, n’a même pas encore fini sa formation à l’École nationale de théâtre.

Le suicide en strates

Mounia Zahzam, diplômée de la même école en 2015, abonde dans ce sens. La comédienne née en Algérie, vue récemment dans Antioche, de Sarah Berthiaume, et dans la série Med sur Vrak.tv, se reconnaît particuliè­rement dans la question de l’héritage que pose la pièce. Comment porter et honorer ses origines ? se demande le groupe, saisi par un sentiment d’absurdité à la mort de l’amie Victoire.

Un sentiment aussi teinté d’un effroi qui a fini par contaminer le plateau. «J’ai eu peur de mourir pendant les répétition­s de ce spectacle tellement la mort rôdait, confie Mounia Zahzam. Mais, comme le dit l’une des comédienne­s pendant la pièce, il faut aimer la mort parce qu’elle éveille en nous quelque chose de très vivant. Dans Notre innocence, la mort de Victoire évoque toutes les morts de l’histoire universell­e et elle pousse les humains à être de meilleurs vivants. »

Les terrains sur lesquels évolue Notre innocence sont nombreux. Doit-on toujours se revendique­r de nos héritages? Faut-il se sentir responsabl­e des crimes ou des erreurs commises par ceux qui nous ont précédés? Devant la mort, les 19 comédiens sont saisis de l’urgence de faire la radioscopi­e de leur monde, remettant en question leurs origines comme leurs faits et gestes actuels, auscultant les notions de responsabi­lité et d’héroïsme, cherchant une utopie commune avant de se heurter au mur de leurs individual­ités impossible­s à harmoniser.

Ils jettent un regard dégoûté, un brin superficie­l et naïf, sur une époque de mise en scène de soi et de dick pics envoyées à la va-vite. Ils cherchent des coupables, se réfugient dans la dérision, creusent les avenirs possibles. Ils trouveront peut-être espoir dans la figure de la petite Alabama, enfant abandonnée par la mère défenestré­e. Mais peut-être pas.

Porter un ailleurs

« C’est un spectacle sur le regard qu’on pose sur le monde après la mort, dit Étienne Lou. Le groupe tente d’abord de réagir à la mort à l’unisson. Puis, le spectacle montre à quel point cette utopie ne peut fonctionne­r, à quel point elle est amenée naturellem­ent à se craqueler et à se nuancer par la multiplici­té des regards. »

« Mais c’est aussi un spectacle sur la singularit­é de nos identités dans un monde pluraliste, poursuit Mounia Zahzam. Wajdi voulait faire entendre des gens qui portent en eux un ailleurs. »

De retour à la méthode de création collective qui avait fait naître la trilogie à succès Le sang des promesses, composée des pièces Littoral, Incendies et Forêts, Mouawad s’est nourri des discussion­s et des improvisat­ions de sa jeune troupe, bâtissant pour elle un spectacle qui fait résonner ses préoccupat­ions. Entre le réalisme parfois banal des discussion­s et les envolées lyriques façonnées par l’écriture maîtrisée de l’auteur, l’équilibre n’est pas toujours atteint. Mais la profondeur du regard finit par s’imposer.

D’abord tragique, dans une puissante scène chorale qui laissera une impression durable, le spectacle puise dans un lyrisme typiquemen­t mouawadien, avant d’emprunter à Robert Lepage quelques manies dans des séquences réalistes chapeautée­s de gros surtitres, où les corps sont déplacés par un grand mur amovible. En résulte une esthétique épurée et minimaleme­nt technologi­que qui laisse toute la place à la parole. Qui résonne longtemps après la tombée du rideau.

 ?? SIMON GOSSELIN ?? Notre innocence évoque l’innocence perdue au contact de la mort.
SIMON GOSSELIN Notre innocence évoque l’innocence perdue au contact de la mort.
 ?? SIMON GOSSELIN ?? Scène de la pièce Notre innocence. Assis à la table, les comédiens d’origine québécoise Mounia Zahzam et Étienne Lou.
SIMON GOSSELIN Scène de la pièce Notre innocence. Assis à la table, les comédiens d’origine québécoise Mounia Zahzam et Étienne Lou.

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