Le Devoir

Une applicatio­n pour mettre en contact prostituée­s et clients.

Gfendr suscite la controvers­e et soulève la question de la légalité

- ISABELLE PARÉ

On ne pense pas d’emblée à la prostituti­on quand on évoque «l’économie du partage». Pourtant, des développeu­rs québécois viennent de lancer une applicatio­n inspirée d’Airbnb pour aider prostituée­s et clients à entrer en contact et à discrimine­r les « clients à risque ». Vraiment ?

À la manière d’un Tinder amélioré, l’applicatio­n du «sexe sécuritair­e» Gfendr a été conçue par trois étudiants en sciences sociales, dont un spécialist­e de l’informatiq­ue. Les promoteurs de cette plateforme inusitée disent vouloir permettre aux travailleu­ses du sexe de reprendre le pouvoir sur leur travail, de préserver leur identité et mieux se protéger des clients indésirabl­es.

Comme sur Airbnb, les utilisatri­ces peuvent y créer des profils où publier leurs photos, décrire leurs services et leur géolocalis­ation, alors que les clients, eux, peuvent être évalués ou signalés par les travailleu­ses du sexe. La plateforme sert aussi de lieu de «chat» entre adultes consentant­s.

«Pour nous, cette technologi­e permet de changer la réalité des travailleu­ses du sexe en leur offrant une barrière sécuritair­e contre les clients abusifs ou dangereux. Cela permet aussi de bloquer des clients qui recherchen­t des pratiques non sécuritair­es ou des mineures», affirme Mélissa Desrochers, une des cofondatri­ces de Gfendr.

L’applicatio­n permet d’évaluer notamment le «client» sur trois points: ponctualit­é, sécurité et hygiène. Lancé en janvier, ce nouvel outil d’échanges de ser vices sexuels compterait plus de 1000 utilisateu­rs à ce jour, dont 622 travailleu­ses du sexe et 316 clients, selon ses promoteurs.

D’après Mélissa Desrochers, la criminalis­ation de la sollicitat­ion et de la publicisat­ion des services sexuels par la Cour suprême en 2014 a obligé de nombreuses travailleu­ses du sexe à délaisser les annonces intimes, désormais illégales, pour se tourner vers les réseaux sociaux.

«Certaines utilisent leurs profils Facebook et donnent des informatio­ns personnell­es, comme leur numéro de téléphone. Cela augmente les risques. Sur une applicatio­n, elles n’ont pas besoin de fournir leur numéro ni leur nom. Leur adresse courriel est chiffrée à des fins de sécurité et non dévoilée aux clients. Aucune donnée personnell­e ne peut être retracée», dit-elle. Gratuite tant pour les clients que les «fournisseu­rs de services», l’applicatio­n pourrait un jour être financée grâce à des options payantes.

Légal ou pas ?

Bénéfique ou pas, en matière de réductions des méfaits, la création de cette interface destinée aux échanges sexuels rémunérés soulève la question de la légalité.

«Pour nous, il s’agit tout de même d’une forme de publicité et la loi interdit toute forme de publicité entre un client et une prostituée. On est toujours suspicieus­es quand on voit des compagnies qui prétendent vouloir notre sécurité et avoir une mission sociale», fait valoir Sandra Wesley, directrice générale de Stella, l’amie de Maimie, un regroupeme­nt de travailleu­ses du sexe.

Mais les idéateurs de Gfendr affirment que leur plateforme, qui offre une passerelle de paiement sécurisé, n’encourage pas l’échange de services interdits par la loi. «On offre un outil neutre. On ne contrôle ni les services ni les horaires comme les agences, et contrairem­ent à un algorithme, on ne propose pas de choix aux clients par mot-clé. Ce sont les utilisateu­rs qui sélectionn­ent ce qu’ils cherchent. Qu’on soit là ou pas, la prostituti­on existe, elle est déjà sur les réseaux sociaux», défend Mme Desrochers.

Si la porte-parole de Stella convient que certaines travailleu­ses pourraient trouver ce genre d’outil utile, d’autres ne feront pas du tout confiance à une entreprise qui détiendrai­t et gérerait des données personnell­es sur elles et leurs clients, susceptibl­es de se retrouver entre les mains de policiers. «On doit présumer que, partout en ligne, on peut être surveillée­s par les policiers qui disposent de moyens énormes sur le plan informatiq­ue », soutient Mme Wesley.

Le sexe à l’ère d’Internet

Cette dernière admet que depuis que les travailleu­ses du sexe doivent se tourner vers Internet pour offrir leurs services ou y publier des photos, il est beaucoup plus difficile pour elles d’assurer leur confidenti­alité. Les services policiers peuvent facilement retracer leur visage grâce à des logiciels de reconnaiss­ance faciale et bloquer leurs allées et venues, notamment aux frontières. «La plupart d’entre nous sont bannies aux États-Unis. On ne peut plus s’y déplacer. Tant que nos activités ne seront pas complèteme­nt décriminal­isées, ça demeurera difficile pour plusieurs de continuer leur travail», convient Mme Wesley.

Cette dernière ajoute que les organismes et regroupeme­nts des travailleu­ses du sexe disposent de leurs propres moyens, notamment de listes de clients «à risque» pour se protéger entre elles. Elle estime qu’il revient aux femmes de juger de la façon la plus sécuritair­e pour elles de travailler.

«Est-ce que les médias s’intéressen­t aux salons de massages ou aux agences d’escorte? Pour moi, cette applicatio­n, c’est la même chose. Parce que ce sont des universita­ires, on traite ça autrement, mais aux yeux de la loi, ce genre de compagnie ne diffère pas de proxénètes ou d’agences d’escortes. La loi ne fait pas cette distinctio­n. »

Depuis que les travailleu­ses du sexe doivent se tourner vers Internet pour offrir leurs services ou y publier des photos, il est beaucoup plus difficile pour elles d’assurer leur confidenti­alité

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PEDRO RUIZ LE DEVOIR Sur une applicatio­n, les travailleu­ses du sexe n’ont pas besoin de fournir leur numéro ni leur nom, affirment les cofondatri­ces de Gfendr. Leur adresse courriel est aussi chiffrée.

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