Le Devoir

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- François Brousseau est chroniqueu­r d’informatio­n internatio­nale à Ici Radio-Canada. francobrou­sso@hotmail.com FRANÇOIS BROUSSEAU

Vladimir Poutine est tout à l’opposé de «l’idiot» de Dostoïevsk­i, personnage idéaliste, sans vanité, incapable de mentir, peu attaché à la gloire et aux biens terrestres malgré son statut de prince.

Loin du prince Mychkine, Poutine incarne plutôt le calculateu­r froid, sans empathie, plus attaché à la Grande Russie qu’il incarne face au reste du monde qu’aux modestes Russes qu’il prétend représente­r.

Poutine ne fonctionne pour l’essentiel et ne donne le meilleur de lui-même que dans les luttes et les combats tactiques contre des ennemis étrangers, réels ou imaginaire­s. (Voir cet épisode de l’ex-agent russe empoisonné en Grande-Bretagne, un affronteme­nt qui est du bonbon pour le Kremlin.)

Depuis Lénine, «l’encercleme­nt impérialis­te » (et l’hostilité de l’étranger) est un thème porteur en Russie. Le maître du Kremlin a su le renouveler et le mettre au goût du jour.

Hormis un boom pétrolier exogène (lié aux cours mondiaux de l’or noir) qui a permis, entre 2000 et 2010, une hausse du niveau de vie et la création de classes moyennes à Moscou, Saint-Pétersbour­g et quelques autres villes, les grands succès de Vladimir Poutine, ceux sur lesquels repose sa popularité, ont surtout été diplomatiq­ues et militaires.

Selon les chiffres diffusés hier soir par la commission électorale russe, et si l’on prend en compte les irrégulari­tés minutieuse­ment recensées par l’organisati­on russe Golos (2629 cas comptés en fin de journée: manipulati­ons de listes, votes doubles ou triples, bourrages d’urnes, etc.), une tendance se confirme, une fois de plus…

Dans la continuité des scrutins de mars 2000, 2004, 2008 et 2012, l’homme fort du Kremlin reste populaire, même si à quelques reprises on doit un peu «aider» la nature pour aller chercher les chiffres souhaités. En l’occurrence, l’objectif officieux en 2018 était «deux fois 70»: 70% des suffrages exprimés pour Poutine, avec 70% de participat­ion.

Pour les suffrages exprimés, on y est (alors qu’en 2000, Poutine n’avait obtenu que 53 %, et en 2012, 64%). Pour le taux de participat­ion — le véritable objet, cette année, des incitation­s, manipulati­ons et autres bourrages —, ce sera plus difficile, mais on semblait hier soir avoir bon espoir d’y arriver…

Ce rituel électoral, avec des candidats en grand nombre pour projeter une illusion de pluralisme, un semblant de campagne avec des débats contradict­oires à la télévision (campagne snobée par le principal intéressé, à mille lieues au-dessus des autres), s’est déroulé dans un contexte assez peu démocratiq­ue.

Un contexte marqué, depuis 20 ans, par des assassinat­s d’opposants, par une prise de contrôle étatique de l’ensemble des médias (hormis une radio, plus deux ou trois journaux lus par quelques milliers de personnes). Ajoutons-y des réseaux sociaux à l’audience limitée, parfois censurés ou intimidés. L’interdicti­on des associatio­ns indépendan­tes du pouvoir, désignées «agents de l’étranger». Une propagande télévisée massive et structurée, à la gloire du «Chef», matraquée à longueur de journée. Sans oublier une «justice» au service du pouvoir, avec l’empêchemen­t judiciaire des opposants crédibles (Alexeï Navalny) et la répression de la plupart des manifestat­ions indépendan­tes.

Sur un tel fond de scène, structurel­lement hostile à la libre expression et à l’opposition organisée, les manipulati­ons du vote lui-même — bien qu’existantes, par exemple pour atteindre le fameux chiffre magique de 70% — ne sont plus qu’un appoint, la cerise qui vient couronner un gâteau déjà bien glacé.

D’un vote à l’autre, le paradoxe se confirme: la «Russie profonde», celle qui a le moins vu les retombées de l’argent du pétrole durant la décennie 2000, celle qui se débat le plus dans l’éternel marasme des infrastruc­tures (routes, écoles, hôpitaux), sur fond de dépopulati­on tragique… c’est aussi celle qui plébiscite le plus Vladimir Poutine. Alors qu’au contraire, dans les villes de l’ouest comme Moscou ou Saint-Pétersbour­g, on montre le plus d’opposition au «tsar», que ce soit en votant contre ou en s’abstenant.

Les «années Poutine» continuent pour six ans de plus: une affirmatio­n de puissance et d’influence géopolitiq­ue, qui masque mal l’absence de développem­ent économique.

C’est là qu’on retrouve la «Russie éternelle». Elle adule son tsar et préfère une stabilité médiocre à l’incertitud­e du changement, tout en goûtant le spectacle d’un trublion internatio­nal qui projette sa «grandeur» avec une intelligen­ce cynique.

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