Le Devoir

Mesure d’une démesure

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

Le 24 avril prochain, à l’invitation du ministère de la Santé et des Services sociaux, Montréal et la plupart des grandes villes du Québec procéderon­t à un dénombreme­nt des itinérants. Le premier exercice du genre, tenu à Montréal dans la nuit du 24 au 25 mars 2015, avait fait le compte d’un peu plus de 3000 personnes qui se trouvaient dans une situation visible d’itinérance.

Ce chiffre avait vite été contesté. Comment en une nuit, alors que le froid de l’hiver sévit encore, peut-on prétendre circonscri­re ce phénomène aux contours fluctuants ?

Reste que de tels inventaire­s de l’itinérance sont désormais monnaie courante dans différente­s grandes villes. À Paris, il y a quelques semaines, des habitués de ce monde de pauvreté raillaient le fait que les autorités puissent considérer que des individus abrités ne serait-ce que sous une coque de noix ne devaient pas être comptabili­sés.

Compter ceux qui sont les plus dépossédés, cela ne donne pas forcément une meilleure mesure de la réalité. On pourrait même penser que cela rend surtout compte de la démesure d’une société conduite par une volonté de tout mesurer, y compris ce qui à l’évidence ne saurait tenir seulement à des appréciati­ons chiffrées.

Et si la vie, après tout, ne se mesurait que par elle-même ?

Dans un monde qui ne cesse de se goinfrer de toujours plus d’images, les sans-abri constituen­t une icône de la bonne conscience dont aiment se gaver les beaux discours. Ils ne forment pourtant que la petite partie émergée de l’iceberg de la pauvreté sous laquelle restent cachés des phénomènes plus profonds qu’on laisse geler dans les eaux froides de l’oubli et du cynisme. La misère ordinaire, celle du bien-être social, des loyers rongés par les champignon­s, des squats à vingt-quatre, des foyers pour personnes seules, des centres d’accueil et des personnes qui ne mangent pas, cette misèrelà, moins spectacula­ire, on s’en détourne volontiers parce qu’elle risque à tout moment de faire exploser notre bulle pour la transforme­r en bombe.

Il existe donc de bons pauvres: ceux que l’on aide parce qu’ils sont à la rue, ceux encore qui gardent le silence lorsqu’on les conseille sur la meilleure façon de dépenser pour s’alimenter. Et il existe les mauvais pauvres: ceux qui, tandis que leur nombre augmente, affirment que la sympathie dont la société se targue à leur égard ne change pas leur condition.

Au chapitre de la pauvreté, les itinérants forment vraiment une catégorie à part. Quand tous les prix augmentent, ce sont les seuls qui continuent invariable­ment d’espérer l’offrande des mêmes miettes et piécettes. Rue Saint-Denis à Montréal, il y eut longtemps un itinérant chantant des turlutes d’un autre temps. Entre chaque couplet inventé selon la tête du passant, il demandait 50 $ ou 100 $ à ces gens soudain surpris d’une telle audace. Mais peut-être cet homme avait-il pris la juste mesure des modalités qu’il convenait d’envisager pour changer radicaleme­nt sa vie ?

Sous les airs doucereux de la philanthro­pie que revêtent les milliardai­res, nous vivons dans un monde où l’égoïsme est présenté comme une vertu. La charité relève pour eux d’un choix personnel. Jamais ils ne remettent en question la structure qui fait qu’une société sécrète des inégalités au point de laisser sur la paille plusieurs de ses concitoyen­s. L’argent est tout. L’homme n’est rien. Et si nos richards s’honorent et s’émeuvent, au nom de leur amour-propre, de voir leurs noms associés à de « bonnes causes », il ne leur viendrait pas pour autant à l’idée de changer les conditions sociales qui président à la reproducti­on et à l’expansion de la pauvreté.

La charité bienveilla­nte n’apparaît pas à l’ordre du jour, sauf justement pour le mendiant. «Ce n’est pas de la bienveilla­nce du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais de l’attention qu’ils portent à leur propre intérêt. Nous nous adressons non à leur humanité, mais à leur amour d’eux-mêmes, et nous ne leur parlons jamais de nos propres besoins, mais de leur avantage. Il n’est personne, si ce n’est un mendiant, pour dépendre de la bienveilla­nce de ses concitoyen­s ». C’est Adam Smith, le père du laisser-faire économique, qui le remarquait au passage. On comprend que, selon cette triste logique, nos philanthro­pes offrent d’une main l’aumône aux pauvres tout en recevant de l’autre un crédit d’impôt pour leur geste. Ce qui compte reste leur intérêt.

La charité est devenue une arme qui sert d’abord à tuer les vautours du remords, tout en laissant croire qu’il suffit alors de laisser voler la sympathie en rase-mottes pour éviter que les pauvres gens ne s’écrasent davantage.

Sous les airs doucereux de la philanthro­pie que revêtent les milliardai­res, nous vivons dans un monde où l’égoïsme est présenté comme une vertu

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