Le Devoir

Le français malmené sur les sites Web du gouverneme­nt fédéral

- MÉLANIE MARQUIS à Ottawa

Des soumission­naires ont remporté ces derniers mois des appels d’offres gouverneme­ntaux pour des « Computers and Peripheral­s for the Department d’Affaires autochtone­s», des «générator — entretien», ainsi que des «XXXXXXXFRE­NCH HEREXXXXXX­XX ».

En revanche, le gouverneme­nt cherchait toujours, à la mi-mars, des fournisseu­rs pour les besoins en «aliemantat­ion» dans des établissem­ents correction­nels de l’Ontario, pour des «dalarme personnels portatifs [DAPP]» et pour «l’évacuation d’un hélicoptèr sous l’eau formation ».

Ces appels d’offres, qui figurent dans la version française d’un site du gouverneme­nt du Canada, ne représente­nt qu’une fraction des cas de traduction­s bancales recensés par Chantal Carey, ex-employée politique du NPD aujourd’hui étudiante en droit à l’Université d’Ottawa.

Si certains collection­nent des timbres, des pièces de monnaie ou encore des oeuvres d’art, Mme Carey, elle, collection­ne les perles linguistiq­ues. Depuis janvier seulement, elle en a pêché des dizaines dans une variété de sites gouverneme­ntaux.

La Néo-Brunswicko­ise d’origine reconnaît que ses trouvaille­s ne représente­nt probableme­nt qu’une goutte d’eau dans un océan de coquilles linguistiq­ues. Mais selon elle, il n’y a clairement «pas le même soin qui est accordé aux versions anglaise et française» des publicatio­ns fédérales.

« Quand on compare l’anglais et le français, la fréquence des problèmes en français est tellement élevée! Chaque semaine, on voit des anomalies, de mauvaises traduction­s, des omissions… mais quand on regarde en anglais, on n’a pas du tout cette fréquence», a-t-elle expliqué en entrevue.

La titulaire de la Chaire de recherche sur la francophon­ie et les politiques publiques de l’Université d’Ottawa, Linda Cardinal, abonde dans ce sens; elle estime qu’il y a deux poids deux mesures en matière de langues officielle­s au sein de l’appareil gouverneme­ntal fédéral. «Voir si on accepterai­t qu’un site en anglais ne soit pas bien traduit!», s’est-elle exclamée à l’autre bout du fil.

«Je pense que la langue demeure un angle mort dans les différents ministères […] Il faut vraiment donner un coup de barre si on veut maintenir les langues officielle­s dans la fonction publique fédérale», a argué la professeur­e à l’École d’études politique.

Et ces bourdes linguistiq­ues ne sont pas plus acceptable­s même si elles se trouvent sur des sites Web peu fréquentés par un large public, a souligné Mme Cardinal. «Ça vient miner le lien de confiance qu’on a avec notre gouverneme­nt», a-telle soutenu.

Le député conservate­ur Alupa Clarke fait valoir que des erreurs de traduction dans des appels d’offres pourraient «potentiell­ement avoir des conséquenc­es juridiques» si un fournisseu­r n’ayant pas décroché un contrat convoité décidait de contester en se basant sur un argument linguistiq­ue.

Le député Clarke juge «normal» que des erreurs de traduction puissent se produire étant donné que «la machine gouverneme­ntale bureaucrat­ique est une grosse machine ». En revanche, «quand c’est à répétition comme ça, il semble y avoir un problème systématiq­ue», a-t-il mentionné.

Au cabinet de la ministre des Services publics et de l’Approvisio­nnement Canada (SPAC), Carla Qualtrough, on a qualifié d’«inacceptab­les» les «mauvaises traduction­s», après que La Presse canadienne eut fourni un échantillo­n des traduction­s inadéquate­s se trouvant sur le site Internet des appels d’offres gouverneme­ntaux.

Traduction «fantôme»

La solution à ce problème passe peut-être par un recours systématiq­ue et obligatoir­e, pour tous les ministères fédéraux, aux ser vices du Bureau de la traduction, suggère son collègue néodémocra­te François Choquette.

«Présenteme­nt, les ministères peuvent faire ce qu’ils veulent. Ils peuvent soit utiliser le Bureau de la traduction, soit utiliser n’importe quel autre organisme — même des bureaux de traduction qui viennent d’autres pays», a-t-il fait remarquer.

Le député s’inquiète du phénomène des « boîtes de traduction fantômes» qui a fait son apparition dans certains ministères, comme l’ont décrit plusieurs témoins cités dans un rapport déposé en juin 2016 par le comité permanent des langues officielle­s.

La pratique, dans ces bureaux internes, consiste à ce qu’un «employé qui connaît un peu les deux langues officielle­s prenne Google Translate ou un autre outil» pour traduire et évaluer ensuite, selon son niveau de maîtrise, si le résultat tient la route, explique M. Choquette.

Le rapport produit par le comité en 2016 portait sur le Bureau de la traduction. Ce service chapeauté par SPAC s’était retrouvé dans la tourmente après que Radio-Canada eut rapporté que son outil de traduction automatiqu­e connaissai­t des ratés.

Les compressio­ns budgétaire­s imposées par le précédent gouverneme­nt conservate­ur avaient été montrées du doigt pour expliquer, du moins en partie, la situation. Depuis, il y a eu réinvestis­sement de sommes fédérales et changement à la tête de l’organisati­on.

Les ministères, en revanche, n’ont toujours pas eu le mot d’ordre de passer obligatoir­ement par le Bureau de la traduction avant de publier des appels d’offres ou d’autres types de publicatio­ns sur leurs sites Web.

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