Le chaos et le remède
Ce qu’on appelle la «grande guerre africaine» aurait fait, entre 1998 et 2003, jusqu’à cinq millions de morts en République démocratique du Congo — dans l’indifférence générale de la communauté internationale. Quinze ans plus tard, la RDC est à nouveau au bord d’une implosion de grande envergure — dans le même climat d’indifférence.
La RDC est un pays immense au potentiel social et économique colossal. Mais elle est, au coeur de l’Afrique, la représentation de tout ce qui dérègle depuis 60 ans les efforts de développement du continent. De 1965 à 1997, le dictateur kleptomane Mobutu Sese Seko a fait de l’ex-Zaïre son terrain de jeu et sa propriété privée, jusqu’à ce qu’il ne soit plus utile aux États-Unis et que, dans la foulée du génocide rwandais, le président Paul Kagame nouvellement installé à Kigali arrive à le chasser du pouvoir pour le remplacer par l’allié Laurent Kabila. Mobutu a laissé un peuple exsangue, Kabila fera pareil. La rupture subséquente de ce dernier avec Kagame débouche sur une guerre régionale impliquant huit pays et des dizaines de milices emmenées par autant de seigneurs de guerre, sur fond funeste d’instrumentalisation des rivalités ethniques. Les conflits s’éternisent par le fait du pillage à grande échelle des extraordinaires ressources minières du pays.
Quand Kabila est tué en 2001, le fils prend le relais. De père en fils, Joseph Kabila a passé les 17 dernières années à se remplir les poches et celles de sa coterie. Inutile de dire que l’État congolais est un État failli. Joseph Kabila aurait dû quitter le pouvoir en 2016 après deux mandats présidentiels, mais il s’accroche au pouvoir, comme le font malheureusement trop de chefs d’État africain. «Il est prêt à mettre le feu au pays pour éviter de déclencher des élections», nous disait récemment un travailleur humanitaire basé à Kinshasa depuis au moins dix ans.
Et c’est ce qu’il fait, après avoir refusé d’honorer un accord de sortie de crise (l’accord de la Saint-Sylvestre) qui prévoyait que des élections se tiendraient, sans lui, avant la fin de 2017 et qu’un gouvernement d’union nationale serait formé. Ces derniers mois, trois grandes manifestations pacifiques organisées à Kinshasa, soutenues par l’Église catholique, ont été brutalement réprimées. Loin de la capitale, dans l’est du pays, dix des 26 provinces sont en proie à des conflits armés, avec le résultat que les violences ont déplacé près de 5 millions de personnes. Il ne se passe pas une semaine sans que les dépêches rapportent un carnage ou que l’ONU fasse état d’un afflux de réfugiés dans un pays voisin. Mardi dernier: massacre d’une trentaine de personnes dans des villages de l’Ituri. Vendredi, l’ONU relevait que, depuis le début de l’année, près de 60 000 Congolais avaient fui en Ouganda les violences et les viols qui affligent les populations en Ituri et au Nord-Kivu.
Si bien qu’il y a des signes probants que la RDC est en train de retomber dans le cauchemar des années 1990 et que la mission des Casques bleus, dont l’inefficacité est notoire, n’y peut pas grand-chose. Non plus qu’il est exagéré de dire que les conditions de vie de la population sont aujourd’hui aussi mauvaises qu’elles l’étaient sous Mobutu.
L’inaction de ladite communauté internationale face à cette dérive est sidérante. Quelles collusions ou quels intérêts économiques empêchent les capitales occidentales de s’insurger haut et fort contre l’attitude véreuse de Joseph Kabila? Les activités tentaculaires des minières canadiennes interdisent-elles au Canada de Justin Trudeau de s’employer plus activement à soigner la crise sociale et humanitaire qui s’y déploie ?
Le Conseil de sécurité de l’ONU ne trouve guère rien d’autre à faire que d’exiger que les élections se tiennent enfin en décembre prochain — comme si ces élections étaient une fin en soi. Soit, il faut que Kabila soit écarté. Reste que l’opposition politique est à l’heure actuelle divisée, et finalement assez peu crédible, dans la mesure où cette opposition, en partie formée d’anciens membres de l’entourage de M. Kabila, semble moins désireuse de défendre le bien commun que ses intérêts de clique.
Le baume sur ce grand chaos, c’est que la rue congolaise donne des signes de colère comme rarement cette ancienne colonie belge en a vu. Facteur marquant, l’Église en ce pays très catholique s’est mise à jouer un rôle mobilisateur de premier plan en tenant tête à Kabila et en faisant siennes les revendications populaires. C’est ici l’Église dans sa fonction la plus socialement engagée. Des évêques congolais se trouvaient à Bruxelles la semaine dernière, puis à Montréal en fin de semaine, pour rappeler que l’implication de la communauté internationale était essentielle à l’entreprise de reconstruction nationale. Partant, il s’agit nécessairement d’un travail de longue haleine. De la stabilité de la RDC dépend celle de toute l’Afrique subsaharienne.