Le Devoir

Les intégrisme­s laïques et religieux : un même combat pour gouverner les corps

- ABDELWAHED MEKKI-BERRADA Professeur en anthropolo­gie à l’Université Laval*

Dans les colonnes du Devoir du 12 mars 2018, des citoyennes et des citoyens se sont montrés préoccupés par l’avenir de notre laïcité au Québec. Ils ont bien raison. Ils sont «offusqués» et «consternés» par la décision du Directeur général des élections du Québec (DGEQ) d’autoriser, pour autant que leur visage soit bien visible, les citoyennes et les citoyens qui souhaitent se présenter comme candidats aux élections parlementa­ires en portant le hidjab dit musulman, le turban sikh ou la kippa juive.

Les citoyens préoccupés voient une poignée de religieux intégriste­s derrière ce stratagème du DGEQ qu’ils jugent anti-laïque (laïcophobe?), une poignée d’extrémiste­s religieux qui menaceraie­nt notre laïcité en imposant à leurs coreligion­naires respectifs le port du hidjab, du turban et de la kippa. Ils s’indignent aussi du fait que des citoyens, élus potentiels, puissent un jour imposer leurs valeurs religieuse­s aux autres citoyens par le simple fait qu’ils portent un hidjab, un turban ou une kippa. L’on peut entrevoir ici un mépris qui relève du non-dit (non-su?) et qui consiste à nier au DGEQ, aux députés de l’Assemblée nationale, ainsi qu’aux députés potentiels et aux autres citoyennes et citoyens leur capacité à adhérer aux valeurs qu’ils souhaitent sans subir passivemen­t la tyrannie de quelques centimètre­s carrés de tissus portés par l’Autre. Pour emprunter des expression­s chères au philosophe Michel Foucault, le sujet québécois est un «sujet agissant» et non un «sujet assujetti». Les Québécoise­s et les Québécois sont en effet, faut-il vraiment le préciser, des sujets agissants car en mesure de prendre leurs propres décisions sans être influencés, ni par une poignée d’intégriste­s religieux excités, ni par une certaine laïcité paternalis­te.

La laïcité a ceci en commun avec la religion — et bien d’autres institutio­ns sociales — que toutes incluent des extrémiste­s incapables d’écoute et d’ouverture à la différence: les «ultralaïqu­es» (selon une expression de l’historien de la laïcité Jean Baubérot) qui traitent d’obscuranti­stes rétrograde­s celles et ceux souhaitant porter des signes dits religieux; et les «surmusulma­ns» (selon l’expression du psychanaly­ste Fethi Benslama) qui traitent de sauvages infidèles et d’islamophob­es celles et ceux qui ne se réclament pas de l’islam.

Projet collectif

Dans les deux cas, il s’agit respective­ment d’intégriste­s laïques et d’intégriste­s religieux qui déshumanis­ent ceux qui ne pensent pas comme eux. Les citoyennes et les citoyens qui font le plus grand tort au projet collectif d’une société québécoise laïque sont, bien entendu, les surmusulma­ns, les sursikhs, les surjuifs, les surhindous, les surbouddhi­stes, les surchrétie­ns, etc., qui sont dans l’intoléranc­e absolue, mais aussi, les surlaïques, à savoir ces «ultralaïqu­es» rétifs à toute voix qui n’est pas la leur. Ce sont ces derniers (tout comme les petites minorités religieuse­s intégriste­s et selon une même logique discursive) qui font le plus de bruit malgré leur petit nombre et qui veulent rendre invisible l’altérité en promouvant l’homogénéis­ation collective (homogénéis­ation de l’habillemen­t, de la langue, des valeurs, des origines). L’ultra-laïcité débouche ici sur la faillite du respect de l’autre et se rapproche des dérives qu’elle condamne.

Les ultralaïqu­es proposent, dans le cas nous concernant ici, une idéologie reposant sur ce que l’anthropolo­gue Didier Fassin nomme l’«anatomo-politique [c’est-à-dire] l’ensemble des discipline­s qui s’exercent sur le corps». Cela n’est pas sans rappeler le dévoilemen­t des femmes musulmanes par l’État pater familias à l’aube de l’indépendan­ce en Iran, en Tunisie et en Turquie, dévoilemen­t qui est à l’origine une stratégie anatomo-politique colonialis­te européenne; et leur voilement imposé aussi par l’État (au sud de l’Irak, en Arabie saoudite et en Iran, les seuls endroits au monde où le voilement est imposé par la loi); dans les deux cas, voilement et dévoilemen­t, il s’agit d’un contrôle du corps physique des femmes qui précède ou accompagne toujours (consciemme­nt ou inconsciem­ment) un projet de contrôle du corps social et du corps politique. Cette obsession contrôlant­e est étroitemen­t liée à l’obsession sécuritair­e qui s’empare des sociétés contempora­ines, une obsession devenue paradigmat­ique : contrôle des frontières (sécurisati­on), des nations (colonialis­me), des population­s (biopolitiq­ue), avec comme passage obligé le contrôle des corps (anatomo-politique).

Mais pourquoi devons-nous continuer d’être les otages de ces petites minorités d’intégriste­s de tous bords, que ceux-ci soient ultrarelig­ieux ou ultralaïqu­es? Et pourquoi tenons-nous pour acquis que religion et laïcité sont fondamenta­lement incompatib­les? Serait-il donc impossible d’être à la fois laïque, religieux et ouvert à l’altérité? Pour répondre à ces questions, nous devons d’abord avoir le courage de sortir du confort que nous procurent les discours de vérité absolue. Tout un défi pour notre humanité.

*Lettre cosignée par:

Gilles Bibeau, professeur émérite à l’Université de Montréal ; François Crépeau, professeur en droit internatio­nal public à l’Université McGill ; Ghayda Hassan, professeur­e en psychologi­e intercultu­relle à l’UQAM ; Laurence Kirmayer, professeur en psychiatri­e transcultu­relle à l’Université McGill ; Frédéric Laugrand, professeur en anthropolo­gie à l’Université Laval ; Richard Marcoux, professeur en sociologie à l’Université Laval ; Madeleine Pastinelli, professeur­e en sociologie à l’Université Laval; Cécile Rousseau, professeur­e en psychiatri­e transcultu­relle à l’Université McGill.

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