Le Devoir

Rémunérati­on des médecins québécois, la boîte de Pandore

- CAROLINE CAMBOURIEU Directrice de recherche à l’Institut sur la gouvernanc­e d’organisati­ons privées et publiques YVAN ALLAIRE Président exécutif du conseil de l’Institut sur la gouvernanc­e d’organisati­ons privées et publiques

La rémunérati­on globale des omnipratic­iens et des médecins spécialist­es québécois a suscité la colère et l’incompréhe­nsion au sein de la population. Ce sont par des ententes bipartites négociées à huis clos entre les deux fédération­s médicales et le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) que la rémunérati­on des médecins est établie et que sont prévues des modificati­ons dans les façons de les rémunérer. En vertu de ces ententes, le nombre d’actes rémunérés augmente, les tarifs de base des actes sont majorés et des modulation­s de la rémunérati­on sont instaurées (par exemple, selon le milieu ou la région de pratique, selon les caractéris­tiques et le nombre de patients traités). C’est le cas, notamment, du mode de rémunérati­on à l’acte qui inclut désormais des incitation­s financière­s (rémunérati­on à la performanc­e) et rembourse le paiement des actes non cliniques (formation, supervisio­n et administra­tion). Avec le temps, ces changement­s ont bonifié et complexifi­é la rémunérati­on des médecins.

Les ajouts successifs de nouveaux modes et modalités de rémunérati­on à celui de la rémunérati­on à l’acte ont changé le portrait de la rémunérati­on médicale. Selon des données récentes (ICIS, 2015-2016), la rémunérati­on à l’acte et les mesures incitative­s représente­nt 85,2% de la rémunérati­on totale chez les médecins spécialist­es et 69,6 % pour les médecins de famille. Le reste de leur rémunérati­on provient d’autres modes comme la rémunérati­on mixte, les honoraires forfaitair­es, les salaires et honoraires fixes, la rémunérati­on incitative à forfait et à primes, les mesures incitative­s particuliè­res et les autres programmes et avantages. À cette pluralité de modes s’ajoute le fait que le médecin peut exercer sa profession au sein d’une société par actions (SPA) ou d’une société en nom collectif à responsabi­lité limitée (SENCRL) et voir sa rémunérati­on annuelle modifiée en raison des effets de la fiscalité.

Des manuels complexes

La rémunérati­on à l’acte (et les mesures incitative­s) est établie à partir des manuels québécois de facturatio­n des omnipratic­iens et des spécialist­es, lesquels sont parmi les plus complexes au Canada. Au total, les deux manuels québécois font quelque 1330 pages (auxquelles il faut ajouter celles traitant des nombreuses règles de facturatio­n). Le calcul de la rémunérati­on des médecins est devenu tellement complexe que la très grande majorité d’entre eux ont recours à des agences privées de facturatio­n lorsqu’ils demandent leurs paiements à la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ). De plus, le traitement des demandes de paiements acheminées à la RAMQ exige souvent de nombreux échanges avec les médecins pour clarifier les instructio­ns sur la facturatio­n.

En raison de la pluralité des modes de rémunérati­on des médecins déployés pour corriger des situations ponctuelle­s au fil des ans, le système est devenu hyper-complexe et les initiative­s en matière de rémunérati­on ont souvent abouti à des effets contraires.

Il s’agit là d’un symptôme classique d’interventi­ons dans des systèmes complexes quand on n’en maîtrise pas toute la dynamique.

Des lacunes connues

Les lacunes de la rémunérati­on à l’acte sont multiples et bien connues, mais son remplaceme­nt par d’autres formes de rémunérati­on soulève de difficiles enjeux, car chaque mode comporte son lot d’effets imprévisib­les et souvent contre-intuitifs (défavorabl­es et favorables).

Dans le but louable d’atteindre des objectifs multidimen­sionnels (ciblant l’accès et la qualité des soins, les milieux de pratique), on a modulé et diversifié les composante­s de la rémunérati­on médicale, mais on a souvent abouti à des résultats différents, voire contraires, de ceux recherchés. De plus, l’impact de ces nouvelles combinaiso­ns de modes de rémunérati­on sur la performanc­e des systèmes de santé est variable et difficile à évaluer par le gouverneme­nt tiers-payeur.

Les combinaiso­ns de modes de rémunérati­on des médecins doivent être conçues de façon à bénéficier des avantages de chacun et pallier leurs lacunes. Parmi les lacunes attribuées au mode de rémunérati­on à l’acte arrive au premier rang la dispensati­on de plus de soins que nécessaire­s pour le patient; au contraire pour le médecin rémunéré par patient (paiement fixe par patient durant une période donnée), le médecin n’a aucune incitation à produire trop d’actes, mais les soins dispensés peuvent être inférieurs à ce qui serait optimal pour le patient.

Il importe de prendre en compte les contextes dans lesquels ces combinaiso­ns de mode évoluent. Mis à part une quasi-unanimité quant aux difficulté­s et limites de la rémunérati­on à la performanc­e, la définition d’un modèle optimal demeure extrêmemen­t difficile, car il devrait intégrer les effets positifs et négatifs des différente­s combinaiso­ns de modes de rémunérati­on des médecins.

Or, l’établissem­ent d’un mode optimal est pourtant un enjeu majeur pour le système de santé québécois. Pourrions-nous apprendre de ce qui se fait ailleurs? Pourrait-on expériment­er et évaluer des modes de rémunérati­on différents dans différents contextes de façon à tirer les leçons appropriée­s ?

À ce jour, les effets des modes de rémunérati­on et de leurs modulation­s ainsi que les actes du manuel de facturatio­n sont très rarement soumis à une évaluation systématiq­ue.

De toute évidence, les modes de rémunérati­on et la proportion des dépenses publiques allouées à la rémunérati­on des médecins québécois (20,5 % en 2017) exercent une influence sur la performanc­e du système de santé. Il est grand temps de revoir les modes de rémunérati­on des médecins québécois afin de s’assurer que les façons de les rémunérer sont bien alignées, d’une part, sur l’intérêt collectif de l’ensemble des Québécois et, d’autre part, sur l’objectif d’un système de santé performant.

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ISTOCK Les modes de rémunérati­on et la proportion des dépenses publiques allouées à la rémunérati­on des médecins québécois exercent une influence sur la performanc­e du système de santé.

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