Le Devoir

Quand les terroriste­s sortiront de prison…

La France et la Belgique comptent des centaines de détenus djihadiste­s qui seront libres d’ici 2020. Comment aborder les enjeux de surveillan­ce que ces libération­s entraînero­nt ?

- MICHEL MOUTOT à Paris

Les services antiterror­istes européens, déjà confrontés à des menaces protéiform­es, se préparent à la libération prochaine de centaines de condamnés pour faits de terrorisme islamiste qui ont purgé leurs peines, mais vont poser un problème supplément­aire de surveillan­ce.

Dans les mois et les années à venir, ces «sortants» vont s’ajouter, dans les listes de personnes à risques, aux suspects habituels, «revenants» du djihad syrien et irakien, cellules dormantes ou djihadiste­s radicalisé­s sur place, dont les enquêteurs craignent à tout moment un passage à l’acte.

«Nous attendons les premières sorties des condamnés pour faits de terrorisme pour le printemps de cette année», confie à l’AFP un responsabl­e antiterror­iste français, qui demande à rester anonyme. «Ils représente­nt une menace potentiell­e, inquiétant­e et que nous prenons très au sérieux. »

Condamnés en France, au cours de la précédente décennie, à de lourdes peines, pour «associatio­n de malfaiteur­s en relation avec une entreprise terroriste», ils sont environ 500, selon ce responsabl­e, à être libérables d’ici à 2020, auxquels viennent s’ajouter quelque 1500 prisonnier­s de droit commun soupçonnés de s’être radicalisé­s, à des degrés divers et au contact des premiers, derrière les barreaux.

Surveillan­ce tous azimuts

Même si certains d’entre eux pourraient avoir tourné la page, l’exemple de Chérif Kouachi, auteur avec son frère Saïd de l’attentat contre Charlie Hebdo qui a fait douze morts en janvier 2015, est dans toutes les mémoires: emprisonné en 2005 et 2006 pour participat­ion à une filière d’envoi de djihadiste­s en Irak, il est condamné en 2008, mais laissé en liberté.

Il est surveillé, placé sur écoute pendant plusieurs années: rien, à part des allusions à de petits trafics. Pour se jouer des enquêteurs, les deux frères utilisent notamment les lignes de leurs compagnes. Perdus de vue par les services spécialisé­s après un simple déménageme­nt, ils s’emparent de kalachniko­vs et au matin du 7 janvier 2015 déciment la

rédaction de l’hebdomadai­re satirique.

« La perspectiv­e de voir sortir d’ici 2020-2021 des centaines de détenus djihadiste­s, c’est vraiment un problème », affirme à l’AFP Yves Trotignon, ancien analyste antiterror­iste à la DGSE (services extérieurs français). « Il faut avoir envers ces sortants la même attitude qu’envers les revenants de Syrie. Nous n’avons aucun moyen d’évaluer, pour ces 500 gars qui vont sortir, la dangerosit­é opérationn­elle et surtout de savoir s’ils ont renoncé à l’idéologie du djihad. »

Connexions facilitées

«La seule solution est de commencer de suite à travailler sur les réseaux», ajoute-t-il. «Qui rencontre qui? Qui téléphone à qui? Qui tient tel propos? Qui reçoit tel SMS? pour parvenir à une architectu­re de leurs contacts […] On dit souvent que la prison est l’école du crime, c’est aussi celle du djihad. C’est l’endroit où ceux qui sont un peu tangents vont se radicalise­r, là où ils vont apprendre des choses de la part d’anciens détenus… »

«On sort de prison rarement meilleur que quand on y est entré», souligne pour sa part Alain Grignard, islamologu­e belge, maître de conférence à l’université de Liège. « A fortiori pour quelqu’un qui a un idéal, qui a ajouté à son engagement délinquant une dimension de lutte contre les injustices dont seraient victimes les musulmans. À sa sortie, rien n’est réglé, il y a encore du grain à moudre […] Ces anciens condamnés peuvent sortir encore bien motivés. »

Selon lui, entre 150 et 200 condamnati­ons ont été prononcées avant et après la vague d’attentats à Bruxelles en mars 2016. « Ces gens-là sont marqués au fer rouge et, parmi eux, certains sont probableme­nt sur le point de sortir », ajoute Alain Grignard.

Réhabilita­tion

Aux Pays-Bas, l’avocat Andre Seebregts a défendu plusieurs djihadiste­s présumés, condamnés à des peines d’emprisonne­ment puis récemment libérés.

«Aucun de mes clients n’a participé à un programme de réhabilita­tion», dit-il à l’AFP. «Le danger d’une re-radicalisa­tion demeure […] Les conditions de leur libération comprennen­t souvent l’obligation de porter des bracelets électroniq­ues qui permettent des surveillan­ces à distance, ainsi que la mise en relation avec un imam désigné par le gouverneme­nt et la supervisio­n d’un agent de probation. »

En Grande-Bretagne, les chiffres officiels faisaient état en 2017 de quelque 200 détenus pour faits de terrorisme islamique, soit une augmentati­on de 25% par rapport à l’année précédente. Entre septembre 2016 et septembre 2017, 36 condamnés ont été libérés après avoir purgé leurs peines.

Surveillés, poursuivis, interrogés, jugés pendant les enquêtes puis les procès, les djihadiste­s pénétraien­t ensuite, en prison, dans ce qu’un agent de l’administra­tion pénitentia­ire française qualifie « d’angle mort du renseignem­ent».

«Après les attentats de 2015 et 2016, ce n’est plus acceptable », estime-t-il.

Des angles morts

Les autorités françaises ont ainsi doté en 2017 les agents du Bureau central de renseignem­ent pénitentia­ire (BCRP) de pouvoirs particulie­rs et les ont habilités à utiliser des techniques de surveillan­ce jusquelà réservées aux policiers.

Auparavant, un profil radicalisé était «perdu» pendant sa détention, explique à l’AFP un membre de la DGSI (service français de sécurité intérieure). «On ne savait pas qui il voyait, comment il se comportait, quels étaient ses projets. À l’inverse, la détention ignorait tout de son profil à son arrivée.»

Le but, en France comme dans la plupart des pays européens, est désormais de maintenir le plus possible la continuité du renseignem­ent, afin de pouvoir mettre en place, à la sortie des profils présumés les plus dangereux, des systèmes de surveillan­ce adaptés.

Mais un haut responsabl­e français de la lutte antiterror­iste rappelle, une fois de plus, que la surveillan­ce permanente de tous les profils radicaux est hors de portée de quelque service antiterror­iste que ce soit, en France ou ailleurs.

«La filature d’un suspect 24 heures sur 24, c’est de vingt à trente flics», soupire-t-il. « Faites le calcul… »

 ?? PHILIPPE HUGUEN AGENCE FRANCE-PRESSE ?? L’auteur présumé des attentats de Paris du 13 novembre 2015, Salah Abdeslam, est détenu à la prison de Vendin-le-Vieil, en France.
PHILIPPE HUGUEN AGENCE FRANCE-PRESSE L’auteur présumé des attentats de Paris du 13 novembre 2015, Salah Abdeslam, est détenu à la prison de Vendin-le-Vieil, en France.

Newspapers in French

Newspapers from Canada