Le Devoir

Pour un français fier de lui-même

Le français ne doit pas perdre son âme, dit Jean-Michel Delacompté­e

- CHRISTIAN RIOUX Correspond­ant à Paris

On entendait à la radio un chanteur marmonner des paroles incompréhe­nsibles. Impossible de distinguer le moindre mot. «Mais pourquoi a-t-on si peur de se faire comprendre? demande Jean-Michel Delacompté­e. Comme si l’on avait honte de chanter en français.» À la terrasse du café Le Pierrot, à deux pas du métro aérien de La Motte-Picquet, ce spécialist­e de Racine et de Saint-Simon parle de ce qu’il décrit comme un « aplatissem­ent de la langue ».

«Quand j’entends des gens qui murmurent, qui n’osent pas parler leur langue, qui la maquillent sous des couches de poudre anglo-saxonne, je dis que c’est de la soumission! Je ne supporte pas la

honte que nous semblons avoir de notre langue, qui se manifeste par l’anglomanie dans la langue standard. L’anglais dans le commerce ne me gêne pas du tout. Mais je ne supporte plus les fakes news et autres start-up. J’ai honte de la honte de mes compatriot­es. Pourquoi cette honte de soi ? »

C’est cette douleur que Jean-Michel Delacompté­e a voulu exprimer dans un essai tonique au titre symbolique: Notre langue française (Fayard). N’ayez crainte, l’écrivain n’y parle pas de « LA langue française ». Plutôt de la «nôtre», de cette langue de chair qui se tient au plus près de l’intimité et qui s’accouche « au forceps», dit-il. Cette langue «natale» dont parlait Gaston Miron, que l’auteur cite d’ailleurs à la fin de son livre.

Pas plus que Miron, Delacompté­e n’est un puriste. Sa langue n’est pas tout à fait celle de Malherbe qui, dit-il, «serre trop le corset». Mais c’est encore moins celle de la soumission. «C’est au nom de l’insoumissi­on politique et linguistiq­ue que j’ai écrit ce livre, dit-il. Non pas contre l’Amérique, mais contre la soumission à l’empire américain et au matérialis­me ambiant. L’envahissem­ent de l’anglais n’est qu’un aspect. L’essentiel, c’est que la langue française perd son âme si elle quitte ses fondations premières, qui sont la poésie et la volonté politique. »

Entre poésie et politique

Car le français n’est pas tout à fait une langue comme les autres. Dès sa naissance, il eut partie liée avec la littératur­e et la beauté. Comme l’a montré le linguiste Bernard Cerquiglin­i, avant d’être la langue d’une population ou d’une région, le français fut une langue de clercs. Le «protofranç­ais» naquit en effet au IXe siècle avec les Serments de Strasbourg et la Cantilène de sainte Eulalie.

« Le français est d’abord un acte politique et poétique, dit Delacompté­e. Ce qui impose un rapport particulie­r à l’esthétique. La création de l’Académie française est représenta­tive de ce lien que le français entretient avec la politique. La beauté doit servir la politique. Or, aujourd’hui, ce lien fondamenta­l se dissout. C’est pourquoi je suis totalement opposé à l’écriture inclusive, qui signe l’arrêt de mort de la poésie, et très rétif devant la novlangue et l’invasion de l’anglo-américain dans la langue courante. Avec le primat d’une forme de matérialis­me outrancier, de la technicité envahissan­te qui tue le ciel, cette langue perd son coeur, elle se rabaisse et s’aplatit. C’est à ça que je m’en prends. »

Pour cet écrivain passionné par la littératur­e de la Renaissanc­e et qui compte une vingtaine d’ouvrages à son actif, la langue française est aussi liée à une certaine idée de la grandeur. «Il est difficile d’employer ces mots aujourd’hui, dit-il. On passe pour un facho! Or, cette idée de la grandeur de la langue est en train de s’effondrer. Depuis des siècles, la France a été portée par sa littératur­e. Elle a été perçue comme la patrie du livre. Leur abandon me semble emblématiq­ue d’un abandon plus large au sein de l’école. »

Des signes encouragea­nts

Pourtant, l’écrivain qui a aussi été pendant vingt ans au service de la diplomatie culturelle française au Japon et en Israël ne désespère pas. Il reste, dit-il, des lieux de résistance où l’on entend un excellent français. Il pense aux prétoires où règne encore une certaine éloquence. Sur le Net, de nombreux sites sont rédigés dans une langue soignée. La langue de qualité, on la trouve aussi chez les professeur­s et parfois même à la télévision. Si la littératur­e est souvent mince, elle a le mérite d’exister. Delacompté­e se réjouit aussi de l’étonnante popularité en France du ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, qui veut restaurer la dictée et un grand oral à la fin du lycée.

« Les gens sentent que ce n’est pas une question secondaire. Dans beaucoup de familles, parler convenable­ment relève d’une forme de politesse et de respect de l’autre. Je suis sensible au souci du président Macron d’une langue qui a de la tenue. Est-ce que ça annonce quelque chose? On peut penser qu’il y a une volonté de redonner du souffle à la langue.»

Delacompté­e en a contre ceux qui identifien­t la correction linguistiq­ue à une forme d’élitisme. «Aujourd’hui, si vous défendez une langue substantie­lle, volontaire qui tend vers la beauté, vous passez pour élitiste. » C’est à partir de Mai 68 que cette idée s’est répandue, dit-il. Pourtant, cette génération — la sienne! — n’avait-elle pas été formée à la faveur d’un foisonneme­nt littéraire et intellectu­el qu’on ne peut même plus imaginer ?

Plutôt qu’une égalité par le bas, à l’américaine, l’écrivain prêche une égalité par le haut, à la française. «C’est l’idée de Richelieu et de Malherbe de faire en sorte que le poissonnie­r et le noble puissent se comprendre. À cette époque, parler une langue rigoureuse et de qualité devint une exigence de l’unité nationale dans le cadre du rapprochem­ent entre protestant­s et catholique­s. La beauté dans tout cela, c’est que, pour peu qu’il y ait une éducation, nous sommes tous égaux devant la langue. »

L’égalité par le bas ne serait d’ailleurs qu’une illusion. «On ne va pas rendre la langue hospitaliè­re en la dénaturant et en l’abaissant. Une langue pauvre vous enchaîne. Elle devient vite un instrument de domination idéologiqu­e. Alors qu’une langue riche permet de conceptual­iser et donc d’être libre. Il en va de la démocratie et de la possibilit­é de penser librement et par soi-même. »

Demain l’Afrique?

Que pense l’écrivain qui a parcouru le monde de l’avenir du français que l’on dit aujourd’hui en Afrique? «Je ne suis ni souveraini­ste ni mondialist­e. Mais j’accepte le monde comme il est. Mon raisonneme­nt est d’une simplicité biblique. Il faut renforcer la langue et l’image que nous avons de nous-mêmes. Cette fierté est nécessaire pour affronter la mondialisa­tion. Je n’ai rien contre le métissage. Il faut être hospitalie­r. Mais, pour l’être, il faut avoir une maison solide. Après, on peut se mélanger. »

Jean-Michel Delacompté­e rappelle qu’il y a quelques années, le grand spécialist­e de la littératur­e du Moyen Âge Michel Zink avait mis ses compatriot­es en garde contre une fragmentat­ion du français semblable à celle qu’a connue le latin à la fin du premier millénaire. «Pour moi, il faut un chêne. C’est la langue française dans sa dimension classique. Alentour de ce chêne fleuriront toutes les langues franco-africaines. Ce que je reproche aux souveraini­stes, c’est de ne vouloir que ce chêne. Ce que je reproche aux mondialist­es, c’est qu’ils ne veulent plus de chêne du tout. Je ne vois pas pourquoi il faudrait s’effacer au profit d’une langue du vaste monde qui n’aurait plus d’ancêtres. Restons nous-mêmes pour accepter l’autre et dialoguer. Pourquoi le rapport à l’altérité passerait-il par un effacement de nous-mêmes?»

 ?? CAPTURE D’ÉCRAN / YOUTUBE / FAYARD ?? Jean-Michel Delacompté­e, auteur de Notre langue française
CAPTURE D’ÉCRAN / YOUTUBE / FAYARD Jean-Michel Delacompté­e, auteur de Notre langue française

Newspapers in French

Newspapers from Canada