Le Devoir

Stratégies pour remédier à la souffrance au travail

La principale source de souffrance au travail est liée au manque d’autonomie

- MARIE-CLAUDE ÉLIE-MORIN L’auteure est journalist­e indépendan­te et a publié l’essai La dictature du bonheur chez VLB éditeur Des commentair­es ou des suggestion­s pour Des Idées en revues? Écrivez à rdutrisac@ledevoir.com.

Soixante pour cent des travailleu­rs considèren­t que leur vie profession­nelle a des répercussi­ons négatives sur leur santé et leur vie personnell­e. Soixante-neuf pour cent rapportent du travail à la maison régulièrem­ent, près de la moitié se disent stressés et près du quart craignent de perdre leur emploi dans les trois à six prochains mois. Ces données proviennen­t de la firme montréalai­se GSOFT, créatrice de l’applicatio­n Officevibe, qui fait partie d’une nouvelle génération d’outils permettant de connaître en temps réel la satisfacti­on (ou la souffrance) des salariés d’une organisati­on. Pour décortique­r ces données et formuler des pistes de solution, Nouveau Projet a fait appel à plusieurs chercheurs universita­ires spécialist­es de la question.

Se mettre véritablem­ent à l’écoute

L’écoute des salariés est primordial­e. Les mécanismes de rétroactio­n anonymes de type Officevibe ont l’avantage de leur offrir l’occasion de s’exprimer sans crainte sur leurs souffrance­s. Mais «il faut aussi que les patrons prennent le risque d’interroger l’organisati­on et pas seulement l’individu», souligne Martial Rousseau, doctorant en administra­tion à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM. «Il est souvent plus facile de proposer des séances de lâcher-prise (yoga, méditation, etc.) et de renvoyer toute la responsabi­lité sur l’individu que de réfléchir sur le travail lui-même», dit-il. Un objectif de qualité n’est pas atteint ? Plutôt que de mettre la faute sur les employés, c’est peutêtre l’objectif qu’il faut revoir.

Préférer la reconnaiss­ance aux cadeaux

Soixante-trois pour cent des personnes interrogée­s par GSOFT ont rapporté ne pas recevoir suffisamme­nt de reconnaiss­ance de la part de leur entreprise. Nombre d’employeurs négligent cette rétributio­n immatériel­le, car ils la confondent avec les cadeaux et autres primes. Pourtant, l’immense majorité des salariés préfère recevoir des commentair­es encouragea­nts plutôt qu’une récompense financière. La valorisati­on et la rétroactio­n doivent donc être fréquentes et personnali­sées. […]

Bannir le concept d’efficience

Le vocabulair­e a un impact sur le vécu des employés, note Isabelle Hudon, doctorante en relations industriel­les à l’Université Laval. «Le mot efficience, par exemple, est souvent employé. Or, c’est une injonction paradoxale pour les travailleu­rs: on leur demande de prendre moins de temps et de ressources pour faire mieux», dit-elle. […] Mais livrer un travail de qualité suppose presque toujours de prendre plus de temps et de ressources, ce qui fait augmenter la facture. Le jargon de la gestion dissimule ce paradoxe, laisse l’employé anxieux et empêche la discussion.

Donner le droit à l’erreur

Malgré des décennies de recherche sur les effets pervers des modes de gestion autoritair­es, ils sont encore la norme dans le monde du travail: on y fonctionne trop souvent selon une approche hiérarchiq­ue rigide, sans miser sur un accompagne­ment respectueu­x. Les employés doivent garantir des résultats sans avoir ni le temps de prendre des décisions éclairées ni le droit de se tromper. «Or, les études démontrent que c’est en essayant de nouvelles choses et en faisant des erreurs que l’on développe ses compétence­s, sa créativité et de nouveaux modes de gestion», remarque Isabelle Hudon. Dans une atmosphère de contrainte­s, il n’y a pas non plus de place pour l’expression des émotions ou des doutes.

Encourager l’autonomie

Dans ce qu’on appelle «les petits métiers», souvent occupés par des femmes (caissière, serveuse, préposée à l’entretien, vendeuse), la principale source de souffrance est liée au manque d’autonomie dans l’organisati­on concrète de l’espace et de l’horaire de travail. «Avoir la liberté d’ajouter un tabouret sur lequel s’appuyer un peu au lieu d’être debout plusieurs heures d’affilée ou connaître son emploi du temps à l’avance sont des leviers très simples. Et pourtant, les employeurs hésitent encore à faire confiance à leurs salariés», note Karen Messing, auteure du livre Les souffrance­s invisibles: pour une science du travail à l’écoute des gens (Écosociété, 2016).

Établir un véritable code d’éthique

Beaucoup d’entreprise­s estiment qu’elles respectent l’éthique, mais rares sont celles qui en appliquent les règles au quotidien. «Les gestionnai­res doivent prendre conscience des messages implicites que transmette­nt leurs actions pour éviter les discours contradict­oires», relève Isabelle Hudon. Un patron de journal qui prône le respect mais qui demande à ses journalist­es de harceler une mère éplorée, ou une entreprise manufactur­ière qui s’affiche comme «verte» tout en s’approvisio­nnant dans des usines étrangères polluantes, placent leurs employés dans une situation de conflit moral. La cohérence parfaite entre les valeurs personnell­es et celles de l’entreprise est difficile à atteindre; mais si les dilemmes sont au moins nommés, un pas de plus est fait vers une véritable éthique au travail.

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