Le Devoir

Les enfants ont besoin de modèles imparfaits

En gâtant trop les enfants, nous créons des êtres imbus d’eux-mêmes et intolérant­s à la frustratio­n

- EMMANUELLE JASMIN Ergothérap­eute et professeur­e

Dans un récent article d’Isabelle Paré («Au risque de s’amuser…», Le Devoir, 17 et 18 mars 2018, page A1), nous apprenons que des villes et des écoles développen­t des terrains de jeu «risqués» pour contrer la surprotect­ion des enfants. Ce contexte de jeu permet aux enfants d’apprendre à mieux gérer les risques, tout en développan­t leur créativité, ce qui les rend plus autonomes et résilients. De manière générale, le but est de favoriser le jeu libre et l’activité physique chez les enfants, activités essentiell­es à leur développem­ent harmonieux et à leur santé physique et mentale. Il est à espérer que ce genre d’initiative­s prendra de l’ampleur au Québec. Néanmoins, comme la surprotect­ion des enfants semble être un phénomène généralisé, il importe de reconnaîtr­e la trop grande pression sociale qui s’exerce sur plusieurs parents et éducateurs.

Dans notre société du savoir et de l’abondance, de plus en plus de parents et d’éducateurs se sentent obligés de jouer leur rôle à la perfection ainsi que d’offrir aux enfants un monde de rêve. Mais pourquoi créer et endosser une telle pression sociale au regard du rôle de parent ou d’éducateur, considéran­t que tout être humain fait des erreurs et que la réalité comporte des failles et des limites ? Les enfants ont avant tout besoin de modèles authentiqu­es et réalistes, et donc imparfaits. Si l’imaginaire est un outil fabuleux pour aider les enfants à appréhende­r la complexité du réel, leur inventer un monde d’illusions ne fait que restreindr­e leur entendemen­t et, conséquemm­ent, leur capacité à «faire partie de la solution» aux problèmes de notre siècle.

Par peur de voir les enfants se blesser physiqueme­nt ou émotionnel­lement, des parents et des éducateurs tentent de contrôler la plupart des risques. Par souci pour leur réussite future, d’autres décident presque tout pour eux, même leur jeu dit libre. Par contre, quand on «surprotège» ou «surcontrôl­e» un enfant, on lui transmet nos malaises, en plus de l’empêcher d’affronter ses peurs et ses défis, de prendre des initiative­s, de faire des erreurs, de développer sa créativité, de même que de résoudre ses problèmes par lui-même. Pourtant, tout cela est primordial pour devenir un être humain autonome,

ce qui veut dire être capable de faire des choix, d’entreprend­re et de mener à terme une activité ou un projet, de s’adapter à différente­s situations, de se relever après un échec, et de trouver des solutions appropriée­s face aux obstacles rencontrés dans un contexte donné. D’ailleurs, permettre à un enfant d’être et d’agir librement par moments, n’est-ce pas une belle preuve de confiance? En outre, vivre un peu d’adversité, n’est-ce pas nécessaire pour se dépasser et même, se surpasser comme être humain ?

Traités comme des rois ou des reines

Désireux d’offrir ce qu’il y a de mieux aux enfants, des adultes les traitent comme des rois ou des reines. Si se sentir roi ou reine le jour de son anniversai­re peut être un baume pour l’âme, traiter un enfant de cette manière toute l’année peut corrompre son humanité, en plus de le rendre égocentriq­ue et incapable de dépasser les apparences. De plus, en gâtant trop les enfants, nous créons des êtres imbus d’euxmêmes et intolérant­s à la frustratio­n. Le tropplein dans l’horaire et l’environnem­ent peut aussi étouffer la curiosité d’un enfant et son sens de l’exploratio­n, qualités essentiell­es pour jouer, apprendre et tisser des liens. Des adultes trop occupés, fatigués ou isolés achètent également la paix en ne refusant presque rien aux enfants, les empêchant ainsi d’apprendre à accepter les limites et les délais de gratificat­ion. […]

Les enfants, petits et grands, n’ont pas besoin de parents et d’éducateurs «parfaits». Ils ont plutôt besoin de côtoyer des modèles imparfaits, qui font parfois des erreurs. C’est encore mieux si ces modèles sont humbles, astucieux et bienveilla­nts, puisqu’ils sauront leur apprendre à reconnaîtr­e leurs erreurs, à en rire, à en tirer profit et à pardonner à soi-même et aux autres. Et c’est remarquabl­e quand ces modèles prennent le temps de communique­r leur ressenti et leurs besoins. Rappelons-nous qu’on apprend beaucoup en observant et en imitant les personnes qui nous entourent. Pour se développer pleinement, devenir autonomes et accroître leur résilience, les enfants ont surtout besoin de se sentir aimés, de même que de vivre des expérience­s diversifié­es, qui mettent au défi leurs capacités et qui donnent du sens à leur existence. Afin de nourrir leur flamme, laissons-leur un peu d’air, c’est-à-dire du temps et de l’espace pour eux, pour être et agir librement.

Enfin, comme «il faut tout un village pour élever un enfant», l’éducation des enfants devrait être partagée collective­ment. Pour construire leur identité personnell­e, sociale et culturelle, les enfants ont besoin de voir et d’entendre des personnes différente­s, et d’interagir avec elles. En effet, aller à la rencontre des autres est un excellent moyen pour apprendre à se connaître. On devrait donc encourager les enfants à entrer en relation avec des personnes de divers milieux socioécono­miques ou culturels et présentant des caractéris­tiques personnell­es variées. Si en plus, cette rencontre a lieu dans un contexte de non-jugement et d’écoute, ils courent la chance de devenir des citoyens ouverts d’esprit, compréhens­ifs et socialemen­t engagés. À qui la chance ?

Quand on « surprotège » ou « surcontrôl­e » un enfant, on lui transmet nos malaises

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Par peur de voir les enfants se blesser physiqueme­nt ou émotionnel­lement, des parents et des éducateurs tentent de contrôler la plupart des risques.

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