Le Devoir

L’« effet boomerang » des politiques américaine­s dans le triangle Nord

- PHILIPPE FOURNIER Chargé de recherche (Amériques), chargé de cours en science politique et chroniqueu­r au Centre d’études et de recherches internatio­nales de l’Université de Montréal

On parle peu de la crise humanitair­e qui afflige les pays du triangle Nord (Honduras, Salvador et Guatemala) depuis quelques années. Ces pays sont aux prises avec des taux de criminalit­é extrêmemen­t élevés (le Salvador et le Honduras ont les plus hauts taux d’homicides au monde), un manque criant d’opportunit­és économique­s et des institutio­ns affaiblies et corrompues. Ces conditions ont entraîné une augmentati­on marquée des mouvements migratoire­s, tout particuliè­rement de personnes mineures, vers les États-Unis et le Mexique depuis les années 2000.

Si la politique des États-Unis à l’endroit du triangle Nord est généraleme­nt mal avisée depuis plus d’un siècle, Barack Obama avait au moins reconnu la gravité de la situation et avait entrepris de bonifier l’aide au développem­ent pour la région dans un programme appelé l’Alliance pour la prospérité du triangle Nord. Quoique problémati­que à plusieurs égards, le programme concédait que l’extrême pauvreté (plus de 60% des citoyens au Honduras, 50% au Guatemala et 30% au Salvador vivent avec moins de 1,90$ par jour) et la faiblesse des institutio­ns juridiques et politiques contribuai­ent au climat de violence qui sévit dans la région.

Déterminé à renverser les mesures adoptées par Obama, le président Trump a résilié le programme lancé par son prédécesse­ur qui permettait à certains individus de moins de 18 ans d’obtenir un permis temporaire pour demeurer aux États-Unis. Il prévoit de réduire les fonds alloués à l’Alliance pour la prospérité de 39% et de supprimer la protection temporaire accordée aux citoyens du Honduras après l’ouragan Mitch de 1998 (57 000 Honduriens seraient affectés par la mesure) et aux citoyens du Salvador après le tremblemen­t de terre de 2001 (200 000 Salvadorie­ns seraient touchés).

Le gouverneme­nt Trump a aussi promis de s’attaquer aux fameux gangs qui opèrent dans ces pays, mais aussi aux États-Unis, dont les plus connus sont les MS-13 et les Barrio 18. La dénonciati­on publique de ces gangs a été l’occasion pour le président d’associer immigratio­n et criminalit­é, et donc de justifier des politiques beaucoup plus restrictiv­es en matière d’immigratio­n. Il importe de mentionner que ces mêmes gangs, formés d’individus qui fuyaient la guerre civile (particuliè­rement au Salvador), ont vu le jour dans les rues de villes américaine­s comme Los Angeles.

À partir de 1995-1996, les autorités américaine­s ont commencé à expulser des milliers de criminels vers leur pays d’origine. De 2001 à 2010, près de 130 000 individus ont été expulsés vers l’Amérique centrale par avion. Si le phénomène des gangs criminels était marginal dans le triangle Nord avant les années 1990, il est devenu particuliè­rement répandu à partir des années 2000 et a engendré une augmentati­on spectacula­ire de la violence dans la région.

Contrôle des flux migratoire­s

Si le gouverneme­nt Trump va de l’avant avec une autre vague d’expulsions massives, qui toucherait des milliers de migrants mineurs issus du triangle Nord, beaucoup d’observateu­rs craignent que ceux-ci viennent grossir les rangs de ces groupes ou s’exposent à des exactions violentes.

Même si le président n’opte pas pour cette mesure, tout indique que la politique du gouverneme­nt pour la région, qui va être menée de front par l’actuel chef de cabinet du président John Kelly, ex-commandant de la US Southern Command qui couvre l’Amérique latine, va être axée sur le contrôle des flux migratoire­s et sur le déploiemen­t d’une stratégie militaire et sécuritair­e pour le triangle Nord.

Cette stratégie vient en quelque sorte conforter la méthode de la mano dura adoptée par la plupart des gouverneme­nts du triangle Nord, qui consiste à lutter contre les gangs par la répression armée. Jusqu’à maintenant, cette stratégie n’a pas contribué à enrayer la violence de manière significat­ive et a empiré la situation dans certaines régions.

Les États-Unis, de qui les pays du triangle Nord sont largement dépendants économique­ment, sont en bonne partie responsabl­es de la crise qui affecte la région. Les politiques d’expulsion, l’incarcérat­ion massive, la militarisa­tion de la stratégie anti-gang et le manque de fonds alloués à l’aide au développem­ent ont fomenté la violence, l’instabilit­é et la pauvreté.

Si ce n’est par devoir moral ou par égard pour un voisin proche, les États-Unis devront en définitive reconnaîtr­e l’inefficaci­té de leurs politiques, qui alimentent le cercle vicieux des expulsions, des mouvements migratoire­s et des campagnes de répression armées. Dans la mesure où cette politique à courte vue est directemen­t contraire à l’intérêt national des États-Unis, elle constitue l’un des pires échecs de la stratégie géopolitiq­ue américaine.

Au final, ces politiques ne s’attaqueron­t pas véritablem­ent aux causes des mouvements migratoire­s et, à plus long terme, elles risqueront de coûter plus cher que des programmes axés sur la réinsertio­n sociale, l’accès à l’emploi, la redistribu­tion des richesses et le renforceme­nt des institutio­ns judiciaire­s et politiques.

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JOHN MOORE GETTY IMAGES AGENCE FRANCE-PRESSE Si le gouverneme­nt Trump va de l’avant avec une autre vague d’expulsions massives, qui toucherait des milliers de migrants mineurs issus du triangle Nord, beaucoup d’observateu­rs craignent que ceux-ci viennent grossir les rangs de ces gangs criminels...

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