Le Devoir

Le rire en berne

- ODILE TREMBLAY

En septembre dernier, si Gilbert Rozon avait consulté une chiromanci­enne sur son avenir dans les prochains mois, il aurait vu la boule de cristal exploser sous la pression. Trop d’informatio­ns à gérer. Instrument kapout !

Précipité aux enfers sur des allégation­s d’inconduite­s sexuelles, vilipendé, déshonoré, ses actions dans sa propre boîte vendues en toute hâte, il a été chassé en France et au Québec des plateaux de télé où il officiait. Il est aujourd’hui poursuivi par le regroupeme­nt Les Courageuse­s, cette vingtaine de femmes qui, dans le cadre d’une requête en action collective, lui réclament plus de 10 millions de dollars pour des agressions subies entre 1982 et 2016, et a été débouté par le tribunal après avoir voulu faire radier le terme «prédateur sexuel» de cette même requête. N’en jetez plus !

On n’ira pas le plaindre, disent les uns et les autres. Humainemen­t, je compatis même avec les assassins emprisonné­s, alors oui, je le plains de n’avoir pas vu le mur s’approcher, aveuglé par la griserie du pouvoir, la fierté aussi d’avoir créé à la force du poignet pareille méga-industrie. Je le plains surtout de se voir condamné sans procès. Ça ne m’empêche pas d’appuyer le mouvement qui l’a fait tomber de son trône.

Sonné, Gilbert Rozon taxe d’hystérie médiatique ce puissant changement d’ère. Sauf que les abus de pouvoir des califes, hier tolérés, parfois même soutenus avec clins d’oeil salaces des compères, tout à coup montrent leurs grosses ficelles noires et c’est tant mieux.

Voici du coup vendu aux Américains, bradé tant sa valeur chutait, un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais. Personne n’a protesté, tellement le dossier est radioactif. Le premier ministre Philippe Couillard a même affiché son soulagemen­t de voir les emplois québécois préservés, sans déplorer la perte d’une entreprise d’ici. Affaire classée! Un petit siffloteme­nt distrait avec ça.

Nulle période de deuil en vue dans un Québec abasourdi par ce glissement fatal sur une peau de banane apparemmen­t tombée du ciel. Mais pensez-vous ? En fait, chacun se sent coupable d’avoir fermé les yeux et ouvert la voie aux abuseurs en tous genres. D’où le malaise. D’où le silence.

Victor, le diablotin vert dessiné par le grand affichiste Vittorio, mascotte du festival Juste pour rire, désormais transformé­e en toupie, ne doit plus savoir où donner de la tête dans son tourbillon fou.

L’étoile de Juste pour rire a tellement pâli que le public pourrait être tenté de le tromper avec le p’tit nouveau

Plus loin, plus haut

Québecor, par sa filiale Vidéotron, faute d’avoir pu mettre la main sur l’ancien fleuron national du divertisse­ment, commandite­ra plutôt le rendezvous d’humour concurrent, le Grand Montréal comédie fest, né du chaos ambiant, venu dédoubler l’offre des festivals d’humour dès l’été prochain, en espérant sa part des subvention­s.

Au Québec surtout, Juste pour rire est tellement décoté que miser sur un autre cheval ne paraît pas si fou. Ça vaut pour les humoristes comme pour la machine qui soutient leurs micros.

Les Américains ont beau conserver à Montréal le siège social et les emplois de la compagnie, l’étoile de celle-ci a tellement pâli que le public pourrait être tenté de le tromper avec le p’tit nouveau.

Exporté mondialeme­nt, il est vrai, mais sous le règne de Rozon — son génie d’entreprene­ur aidant —, ce rire énorme, souvent facile, qui aura inondé la scène culturelle, était aussi un irritant. Né après la défaite du premier référendum, le déferlemen­t comique servit d’exutoire aux frustratio­ns de nombreux Québécois. Plus besoin de réfléchir, de se battre et de viser l’excellence. Suffisait de rigoler un beau coup pour se sentir lavé de tous ses péchés, comme au confession­nal. Notre société a régressé sous le règne du cynisme hilare. On le voit bien.

N’empêche, au cours des derniers mois, ce paysage commence à se transforme­r. On entend divers humoristes se demander comment relever leur discipline au-dessus des attaques personnell­es et des blagues de vestiaire.

De l’énorme prise de conscience issue du mouvement des #MoiAussi est née cette réflexion sur la responsabi­lité des comiques et des pas-comiques quant à la manière de lancer leur ligne plus loin, plus haut, au mieux avec esprit.

Certains dénoncent une censure en action contre les mononcles de tous poils et leurs matantes itou, mais s’il s’agissait avant tout d’une démarche d’évolution? L’humour se transforme à travers les époques. Ses frontières sans cesse repoussées épousent les fluctuatio­ns des mentalités.

Il fut un temps où rire des Noirs, des Juifs et des gais suffisait pour dérider la compagnie de fin de veillée. Aujourd’hui, les femmes en ont plein le dos d’être ridiculisé­es comme objets plus ou moins consommabl­es. Un vent nouveau porte leurs paroles. D’autres cibles apparaisse­nt tout aussi déphasées sous la loupe du jour.

L’affaire Mike Ward, qui a fait couler tant d’encre en 2016 à propos du droit d’un humoriste à rire du handicap d’un jeune artiste, ferait aujourd’hui long feu. Ce genre de plaisanter­ies vachardes a cessé tout bonnement de passer. Fautil s’en plaindre?

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