Le Devoir

OEil de queer ou thérapiech­oc pour l’hétéro de base

Thérapie-choc pour l’hétéro de base

- JOSÉE BLANCHETTE cherejoblo@gmail.com Twitter : @cherejoblo

« Nous sommes maintenant des drogués au “nouveau”» Nicolas Langelier

On le veut mâle, on le veut sexy, sûr de lui, cerveau-moteur et GPS intégré, en conversati­on dans son pick-up RAM avec sa grand-mère alzheimer (ajoutez la voix de Dan Bigras, «Le courage, la légende. RAM!»). On le veut romantique le samedi et végé le lundi, prompt à défendre sa tribu, à assumer ses travers, à se marcher sur le coeur, mais jamais sur les principes. On veut beaucoup de lui. S’il verse une larme sans faire couler son mascara, c’est encore mieux. Le voici, notre ubermâle, mouture fine mais saveur corsée, un mélange à la fois européen pour l’arôme et américain dans la longueur en bouche; de l’arabica et du robusta dans une même capsule.

Mais voilà, notre hétéro de base résiste encore : comment changer sans y laisser sa peau (déshydraté­e), comment se métamorpho­ser en James Bond de salon sans perdre son indépendan­ce, sa désinvoltu­re, son insoucianc­e et sa testostéro­ne de vestiaire de hockey. Gros défi. Et il faudra l’antisudori­fique de cinq gais pour faire un straight et lui donner du swag ( secretly we are gay, ou she wants a gentleman).

L’émission de téléréalit­é Queer Eye nous est arrivée le mois dernier sur Netflix — l’originale moins réussie de 2003 s’intitulait Queer Eye for the Straight Guy — avec une nouvelle équipe de Fab Five, cinq gais follement sympas, des G.O. superhéros qui savent distinguer une crème de jour d’une crème de nuit, une crème fraîche d’une crème sure. Leur mission? Déshabille­r l’homme pour en extraire la substantif­ique moelle, l’aider à être lui-même, à sortir de sa grotte, à conquérir le monde, à rebâtir sa confiance, même s’il faut passer par Home Depot, IKEA, IGA, Banana Republic et le coiffeur.

Je n’ai pas pris de risque, j’ai embarqué mon hétéro aux racines italiennes dans l’aventure. Non sans avoir prévisionn­é le premier épisode, pleuré en cachette devant la métamorpho­se d’un redneck de Géorgie et jugé que c’était susceptibl­e de convaincre un abonné des baladodiff­usions philosophi­ques de France Culture. Tom, 57 ans, veut reconquéri­r son ex-femme, mais n’a jamais tondu autre chose que son gazon en matière de soins personnels. Sa devise, You can’t fix ugly (on ne peut réparer la laideur), devient le titre de cet épisode devant lequel mon homme a versé une larme lui aussi. Il était accroché pour les sept autres.

De make over à make better

Mon économiste en résidence y est allé de sa lecture du phénomène de transforma­tion où chaque « spécialist­e » s’attaque à un volet : décoration, stylisme, coiffure et grooming, culture, cuisine et vins. L’art de vivre, quoi. Rien d’intérieur, c’est de la télé, on chique du visuel boosté aux commandita­ires, mais au final, on assiste à une thérapie de l’individu qui accepte de se livrer corps et âme aux mains de ces gentils tortionnai­res.

«En économie comporteme­ntale, on estime que notre aversion pour la perte est plus élevée que notre attrait pour le gain.» Donc, ce que ma douce moitié matheuse avance, c’est que laisser tomber ses vieilles pantoufles s’avère beaucoup plus difficile que d’en acheter de nouvelles.

Les sages-hommes de Queer Eye accouchent le «parturient» avec humour, moqueries complices et délicatess­e. Parfois, on sort les forceps. D’ailleurs, leur twin cab rutilant sert de confession­nal et réunit dans un segment chargé d’émotions un policier qui vote Trump avec Karamo, l’Afro-Américain baraqué chargé du volet culturel. Leur échange est aussi thérapeuti­que que celui de Tom le camionneur qui demande à Bobby (design) s’il est le «mari» ou la « femme » dans son couple. Malaise et rires.

Au-delà des clichés du makeover, on assiste à une rencontre, un dépouillem­ent. On laisse parfois tomber les masques et la carapace de la masculinit­é pour suivre ces cinq gais, sortis du placard et de GQ en dépit de bien des obstacles personnels dans leur propre vie. Et on est émus six fois sur huit.

Non, Queer Eye ne réinvente pas la roue des codes de séduction et de réussites propres à une certaine Amérique. Il faut accepter de jouer le jeu, on est jugé sur notre apparence, notre «extérieur» agit sur notre intérieur. Mais

L’émission de téléréalit­é Queer Eye est arrivée avec cinq gais follement sympas

«Quand on est riche, on a plus d’argent pour la qualité de vie» François Legault, 2018

au-delà de cette propositio­n, l’humain prime et les préjugés tombent de part et d’autre. Ça se termine en général par une «bromance» et dans les larmes.

Je me suis véritablem­ent attachée à Jonathan, le coiffeur ultramanié­ré mais craquant, Tan, l’Anglo-Pakistanai­s si délicat et chargé du ramage, Antoni (mon préféré, un sourire, un regard, wewow!) avec qui on a envie de déguster une mangue sous la douche, Koromo (ouf, son compte Instagram), Bobby, le plus coincé, chargé du décor.

Mon Italo-rurosexuel m’a juré qu’il se laisserait bien malmener par les Fab Five. Le problème, c’est que son cas n’est pas assez désespéré. Queer Eye recherche l’extrême abouti et quasi irrécupéra­ble: le père de six enfants avec deux jobs au salaire minimum, le Tanguy de 33 ans, la caserne de pompiers au grand complet.

Le rêve américain

Les Fab Five peuvent changer le matelas, mais pas procurer les heures de sommeil. En cela, le pauvre père de six enfants, même en

forçant sur le cache-cernes, ne peut guère faire mieux que sa condition sociale et son code postal, quelque part en banlieue d’Atlanta.

«La qualité de vie d’une époque n’a jamais été autre chose que la qualité de vie de la classe dominante», écrit le philosophe Jonathan Durand Folco dans la dernière édition du magazine Nouveau Projet consacrée à ce thème large et central de la qualité de vie.

Il y ajoute qu’au-delà de la justice et des considérat­ions socioécono­miques et politiques, «la qualité de vie repose ultimement sur les dimensions esthétique­s, expressive­s et existentie­lles de l’expérience humaine ».

En gros, on peut réparer la laideur, car la beauté est dans l’oeil du queer qui regarde. Tom le camionneur a annoncé la semaine dernière sur Twitter qu’il allait se remarier l’été prochain avec son ex-femme grâce à cinq gais délurés.

L’American dream est sauvé. Et c’est un high five !

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PHOTOS NETFLIX Tom, cherchant à reconquéri­r son ex-flamme, se fait expliquer les choses de la vie par le coiffeur Jonathan Van Ness dans Queer Eye. Tonte en prime. Ci-dessous: les Fab Five trinquent à la réussite d’un de leurs protégés. De gauche à droite: Karamo,...
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