Les images d’une Québécoise sur Showtime
Ben Stiller a choisi la directrice photo Jessica Lee Gagné pour Escape at Dannemora
Au bout du fil, à New York, Jessica Lee Gagné a la voix abîmée par la maladie, celle du genre qui vous tombe dessus juste avant les vacances pour vous rappeler que vous avez poussé le bouchon un peu loin. C’est que la jeune directrice photo québécoise vient de finir un 114e jour de tournage pour la série télévisée américaine à grand déploiement Escape at Dannemora, qui sera diffusée sur la chaîne américaine Showtime dans les prochains mois.
Malgré ses 30 ans, Jessica Lee Gagné a déjà façonné les images de quelques clips et publicités, mais surtout de plusieurs longs métrages, dont des oeuvres de Chloé Robichaud (Sarah préfère la course), Denis Côté (Boris sans Béatrice) et Yves Christian Fournier (N.O.I.R.). Et
si elle a récemment tourné en France et en Inde, l’expérience américaine qu’elle est en train de vivre s’est avérée pleine de défis et d’apprentissages.
La série de huit heures Escape at Dannemora, qui sera une production phare du diffuseur spécialisé Showtime, est réalisée par Ben Stiller, surtout connu pour ses rôles dans des comédies, mais qui produit et réalise aussi depuis une dizaine d’années (Tonnerre sous les tropiques, La vie secrète de Walter Mitty). Elle racontera l’évasion de prison en 2015 de deux meurtriers, David Sweat et Richard Matt, ainsi que la longue et médiatisée chasse à l’homme qui a suivi. Escape at Dannemora mettra en vedette de gros noms, dont Patricia Arquette, Benicio del Toro et Paul Dano.
Sur le plateau de tournage, entamé en août, Jessica Lee Gagné aura fait froncer quelques sourcils. «La plupart des gens avec qui je travaillais avaient rarement eu une femme comme directrice photo, mais surtout, ce qui a le plus surpris les gens, c’est mon âge. Il n’y a jamais de gens de trente ans qui font des productions aussi grosses que ça.» Mais il suffit de lire son CV pour être impressionné: elle a déjà huit films derrière la cravate, et dans la plupart, c’est elle qui manie la caméra.
C’est un de ces longs métrages, Sweet Virginia de Jamie Dagg, qui aura été sa carte de visite pour Escape at Dannemora. «C’est un film américain, mais qui a été tourné près de Vancouver, dans une ville qui s’appelle Hope, raconte Lee Gagné. Ben [Stiller] l’avait vu avant même sa sortie en faisant de la recherche sur un des comédiens, et il a beaucoup aimé les mouvements de caméra, les cadrages. Ç’a touché quelque chose en lui, et il a décidé de me contacter. Quand on s’est rencontré, c’était instantané, on avait une connexion artistique forte.»
L’esthétique
Aux dires de Jessica Lee Gagné, Ben Stiller, qui a réalisé les deux volets des absurdes Zoolander, aborde cette série télévisée avec une approche esthétique très différente de ce que son cursus peut présager. «C’est un autre côté de lui que les gens ne connaissent pas encore et qu’on va connaître de plus en plus », dit la directrice photo.
Stiller et elle ont peaufiné pour Escape at Dannemora une approche plutôt rare à la télévision américaine, « très années 1970 », classiquement new-yorkaise. Elle évoque Dog Day Afternoon et «des images très Gordon Willis», ce célèbre directeur photo qui a entre autres travaillé sur Le parrain, Les hommes du président et Manhattan. « C’est un look que j’ai toujours voulu faire, je croyais que ça se prêtait bien à cette série-là. On tournait avec de longs objectifs, on faisait des zooms, des pans [des mouvements panoramiques], beaucoup de [déplacements sur] rails, aucune steady cam.»
Faire confiance
Ce gros plateau au budget inconnu, mais que l’on présume tout aussi gros, a permis à Jessica Lee Gagné d’apprendre «énormément et de gagner beaucoup d’expérience », comme il ne serait pas possible de le faire au Québec, selon elle. « Ç’a toujours été un rêve pour moi de faire de plus gros projets», admet-elle sans prétention aucune.
Mais il y a des choses que l’argent peut plus difficilement acheter. Comme le temps, qui «reste toujours un problème! rit la pro du kodak. Il n’y en a jamais assez, il faut toujours faire des compromis avec ça. Tu vois, juste les acteurs, tu les as un certain nombre de jours, et pas à l’infini, alors ça devient compliqué ».
Pour Jessica Lee Gagné, habituée à manipuler elle-même la caméra et donc à contrôler la prise d’image, le tournage d’Escape at Dannemora a été l’occasion d’apprendre à déléguer davantage, car la complexité du tournage ne lui permettait pas d’opérer à sa manière habituelle.
«Ben voulait absolument tourner à deux caméras, et les deux images étaient aussi importantes l’une que l’autre, tous les mouvements étaient difficiles et compliqués, explique-t-elle. C’était une bonne leçon, d’apprendre à travailler avec une plus grosse équipe, et de faire confiance à des opérateurs. Ça fait comprendre ce que les réalisateurs sentent quand ils nous laissent la caméra, et j’ai compris à quel point j’avais la confiance des réalisateurs dans le passé. »
Est-ce que cette série sur Showtime sera pour elle une porte d’entrée sur le marché américain? En tout cas, ce n’est pas la discrète directrice photo qui multipliera les appels en ce sens, elle qui n’est même pas inscrite sur la base de données de la production sur le populaire site IMDB.
«Je ne parle pas beaucoup de ce que je fais, ça me gêne, je n’ai jamais vraiment pris le temps de communiquer. Mais j’ai l’impression que c’est important de le faire maintenant, pour aider d’autres femmes, d’autres DOP qui veulent faire des projets. »