Le Devoir

La poutre et la paille

- CHRISTIAN RIOUX à Paris

Mercredi, sur les ondes d’une radio montréalai­se, on discutait doctement du sexe des anges. Fallait-il cesser de faire preuve de la politesse la plus élémentair­e en accueillan­t les usagers des services publics par «Monsieur» ou «Madame»? Vaste débat! L’échange était tellement surréalist­e que personne ne semblait remarquer les écarts de langage qui rythmaient la conversati­on. Un auditeur demanda tout naturellem­ent «à qui cette question pouvait bien déranger». Un autre parla des personnes qui «se faisaient adresser» (à qui l’on s’adressait). Et je ne parle pas des mots anglais lancés à tout propos par les chroniqueu­rs et les humoristes pour masquer le manque de vocabulair­e.

Quelques jours plus tôt, sur la même chaîne, un animateur se vantait de «charger» [facturer] un montant sur sa carte de crédit. Il est frappant de voir revenir, tout particuliè­rement sur les chaînes publiques, des anglicisme­s dont on croyait s’être débarrassé­s. Je pense au bon vieux «commercial» [publicité] qu’on n’aurait jamais entendu à la radio publique il y a dix ans à peine. Ce retour en force participe de cette fascinatio­n pour l’anglais si évidente au Québec depuis quelques années. Pour s’en convaincre, il n’est qu’à voir la façon comique dont certains se tordent la langue pour prononcer «Leonard Cohen» et «Woody Allen» avec l’accent de la Cinquième Avenue. Pardon, « Fifth Avenue » !

Je soulève la question, non seulement parce que s’achève ces jours-ci la Semaine de la langue française et de la Francophon­ie, mais parce que les Québécois qui débarquent à Paris sont toujours les premiers à dénoncer l’anglais qui s’affiche dans la publicité. Ils ont souvent raison. D’ailleurs, cette anglomanie touche toutes les capitales européenne­s.

Mais constatons une chose. À la radio, à la télévision, dans la presse, au marché et dans les conversati­ons quotidienn­es, rien ne ressemble en France à cette «Insidieuse Invasion», dont Michel Rondeau dresse le constat accablant dans le livre du même nom (Éditions Somme toute). Cet ancien traducteur a le mérite de ne pas être linguiste et pour cela de ne pas dissimuler son attachemen­t viscéral à sa langue. Décrivant avec moult exemples le drame linguistiq­ue que fabrique chaque jour le bilinguism­e institutio­nnel, il n’hésite pas à raconter par le menu cette offensive tous azimuts qui mine jusqu’à notre capacité de penser en français.

Et pourtant, au Québec, on ricane plus souvent de l’anglomanie des élites parisienne­s. Comme si cette dénonciati­on justifiée servait aussi de prétexte à dissimuler l’incurie qui sévit chez nous.

Mardi, chose rare, dans son discours à l’Académie française, le président français a exprimé son intention de donner une nouvelle ambition à la Francophon­ie. Il a même reconnu que, si l’anglais progresse autant, c’est parce que nous «avons parfois abandonné» le français. Macron le fait de plus en proposant une vision exigeante. «Une langue permet des libertés […] mais elle n’existe pas si on n’accepte pas de se soumettre à ses règles», a-t-il déclaré. Évoquant ces «héros» que sont les professeur­s de français, il propose de remettre la littératur­e au coeur de l’école, où elle a trop souvent été remplacée par des « succédanés », dit-il. En France, Macron n’a pas craint de réinstaure­r les cours de latin et de grec supprimés par le précédent gouverneme­nt au nom d’un antiélitis­me qui n’était au fond qu’une forme d’égalitaris­me par le bas.

Certes, Emmanuel Macron prononce des discours en anglais à Berlin. Mais il ne faudrait pas oublier qu’il s’inscrit ainsi dans le sillage de Jean Charest, qui faisait la même chose à Bruxelles, une ville plus francophon­e que Montréal. Ne vous demandez pas pourquoi les Français qui nous connaissen­t bien accueillen­t nos critiques avec un grain de sel, eux qui constatent la bilinguisa­tion galopante de la métropole chaque fois qu’ils atterrisse­nt à Dorval.

Dans notre critique de l’anglomanie française, il importe de ne pas tout mélanger. «Dans le reste du monde, l’influence de l’anglais est externe. Au Québec, elle est interne», écrit avec justesse Jean Paré dans un très beau livre intitulé Pièces d’identité (Leméac). Au lieu de se complaire dans des culs-de-sac, comme cette écriture «inclusive» qui ne pourra que désarmer encore un peu plus les jeunes face à la langue, les Québécois feraient bien d’emboîter le pas à un Jean-Michel Blanquer. Le ministre de l’Éducation nationale a le courage d’aller à l’encontre des modes pédagogiqu­es en restaurant l’étude de la littératur­e, en faisant apprendre des poésies aux enfants et en généralisa­nt les chorales. Pour une fois que des signes encouragea­nts viennent de la mère patrie, peutêtre faudrait-il éviter de se complaire dans l’habituel ronron du « French bashing ».

En passant, le douanier qui m’a accueilli récemment à Montréal avait déjà résolu le débat cornélien sur «Monsieur» et «Madame». «Bonjour Christian!» me lança-t-il avec un naturel déconcerta­nt. Savait-il qu’il s’en prenait ainsi à une conquête démocratiq­ue? Jusqu’au siècle dernier, en effet, cette marque de respect avait toujours été réservée aux bourgeois et aux nobles. Mais le progrès n’a que faire de la démocratie. Oui, Monsieur !

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