Le Devoir

Nothingwoo­d, de Sonia Kronlund: des navets dans le désert

Nothingwoo­d, ou quand une documentar­iste française traque le Ed Wood afghan

- MANON DUMAIS

NOTHINGWOO­D ★★★ 1/2 Documentai­re de Sonia Kronlund. France, 2017, 85 minutes. V.O.s.-t.f. : Cinémathèq­ue québécoise. V.O.s.-t.a. : Cinéma du Parc

En Afghanista­n, Salim Shaheem est une star. Adulé des uns, moqué des autres, l’acteur, réalisateu­r et producteur éprouve pour le septième art un amour inversemen­t proportion­nel à son talent. Avec 110 films au compteur, improbable­s récits d’aventures et d’amour tournés à la va-comme-je-tepousse sur des scénarios improvisés, l’exubérant personnage fait rêver bon nombre de ses compatriot­es, y compris les talibans qui regardent ses films en cachette.

Fascinée par ce phénomène inexplicab­le, la documentar­iste Sonia Kronlund l’a suivi durant une semaine à travers l’Afghanista­n alors que Shaheem, entouré de sa troupe d’acteurs pas plus talentueux que lui, s’apprêtait à tourner son

111e film. Ce qu’elle dévoile dans Nothingwoo­d, expression du cru du Ed Wood afghan dépasse par moments l’entendemen­t.

Rien, pas même les conflits guerriers qui mettent sa patrie à feu et à sang depuis des décennies, n’empêche Salim Shaheem de se faire son cinéma. D’un village à l’autre, il parvient à développer instantané­ment une complicité avec les habitants, qui le connaissen­t pour avoir vu ses films à la télé ou sur DVD, s’assurant de pouvoir tourner à sa guise.

Alors qu’il entraîne son petit monde à Bâmyân, sur les lieux mêmes où s’érigeaient les bouddhas géants détruits par les talibans, le cinéaste amateur convainc l’armée de l’aider à tourner des scènes inspirées de ses exploits héroïques lorsqu’il était lui-même un simple soldat. À l’instar des figurants recrutés au gré de ses déplacemen­ts, les militaires ne sont pas peu fiers de jouer leurs propres rôles. Pendant ce temps, la caméra croque la beauté glorieuse du paysage afghan, sa lumière aveuglante et les traces laissées par la guerre.

Aussi discrète que Shaheem est flamboyant, Sonia Kronlund se fait le témoin presque silencieux des magouilles du réalisateu­r. Chantant, dansant, exécutant ses propres cascades, carburant aux applaudiss­ements de ses admirateur­s, le cinéaste fait figure de despote sympathiqu­e dans ce portrait sans fard qu’esquisse la documentar­iste. Tandis qu’elle l’interroge sur son rapport à l’art, à la création, à l’inspiratio­n, l’homme pérore et, bientôt, les limites de sa pensée se font sentir.

Salim Shaheem balance alors quelques questions à Sonia Kronlund afin de confronter ses propres croyances à ses valeurs occidental­es. Respectueu­se, elle lui renvoie ses questions. Alors qu’il affiche des airs de supériorit­é à l’endroit de son interlocut­rice, on regrette qu’elle n’ait pas insisté pour questionne­r davantage sur le rôle de la femme cet homme qui n’hésite pas à exhiber les charmes de son actrice, mais qui refuse catégoriqu­ement que ses deux épouses paraissent à l’écran.

Au-delà de cette incursion privilégié­e dans les coulisses de l’industrie cinématogr­aphique afghane, Nothingwoo­d s’avère une ode tendre et vibrante à la résilience. Si l’ensemble tourne parfois à vide, cette réalisatio­n modeste, tournée dans la bonne humeur, la conviviali­té et des conditions parfois hasardeuse­s, traduit une volonté inébranlab­le de créer et d’offrir un monde meilleur.

Rien, pas même les conflits guerriers qui mettent sa patrie à feu et à sang depuis des décennies, n’empêche Salim Shaheem de se faire son cinéma

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