Le Devoir

Le Canada au nombre des pays qui expulsent des diplomates russes

- SARAH R. CHAMPAGNE EXPULSIONS

Il aura fallu moins d’une semaine pour que l’affaire Skripal prenne des proportion­s diplomatiq­ues jamais vues depuis la fin de la guerre froide. Plus d’une vingtaine de pays occidentau­x ont ordonné l’expulsion de 110 diplomates russes, dont 60 par les États-Unis, 13 par l’Ukraine et plusieurs autres par des pays membres de l’Union européenne (UE).

Le Canada n’a pas tardé à suivre le déferlemen­t de lundi en annonçant l’expulsion de quatre diplomates, dont trois à Montréal, et le refus de trois accréditat­ions diplomatiq­ues supplément­aires.

Moscou a dénoncé un «geste provocateu­r» de l’Occident et promis de riposter à son tour, au risque d’aggraver cette escalade de sanctions. L’ambassade russe à Ottawa a qualifié la décision du Canada de « déplorable et scandaleus­e» et prise sous un «faux prétexte», dans une déclaratio­n relayée sur Twitter.

La Russie clame son innocence dans cette affaire d’empoisonne­ment au gaz innervant de l’ancien espion russe Sergueï Skripal et de sa fille le 4 mars dernier, à Salisbur y au Royaume-Uni.

Dix jours plus tard, la première ministre britanniqu­e, Theresa May, avait signifié l’obligation de partir à 23 diplomates russes, accusant Moscou d’être directemen­t responsabl­e de cet empoisonne­ment. Mme May qualifiait alors cette mesure «d’historique», une rhétorique reprise par Washington lundi, qui cherche à marquer un durcisseme­nt de ses relations avec Moscou.

D’autres mesures pourraient être prises dans les jours et les semaines à venir de la part des pays européens, a indiqué Donald Tusk, le président du Conseil européen. Lors du sommet de la semaine dernière à Bruxelles, les pays de l’UE avaient estimé que la Russie était «très probableme­nt responsabl­e» de l’attaque perpétrée sur le territoire britanniqu­e et «qu’il n’y a aucune autre explicatio­n plausible ».

Moscou promet de riposter à ce qu’il qualifie de « geste provocateu­r » de l’Occident

Ampleur inédite

Bien que peu fréquent, ce genre de mesure est «habituel lorsqu’il y a un froid diplomatiq­ue»,

indique Guillaume Sauvé, spécialist­e de la politique russe. L’expulsion de personnel diplomatiq­ue est habituelle­ment suivie d’une mesure de représaill­es équivalent­e de la part du pays visé. «Ce n’est donc pas une rupture totale entre les deux pays, mais ça envoie un signal fort. Puis souvent, les diplomates sont replacés au fil des années», poursuit ce chercheur au Centre d’études et de recherches internatio­nales de l’Université de Montréal (CERIUM).

« Mais on n’a pas vu une expulsion aussi massive depuis la fin de la guerre froide», renchérit Ekaterina Piskunova, chargée de cours à l’Université de Montréal et membre elle aussi du CERIUM.

La riposte a été particuliè­rement rapide, note M. Sauvé. L’affaire Skripal n’est pas sans rappeler l’empoisonne­ment d’Alexandre Litvinenko, un autre ancien agent du FSB, les services secrets russes, à Londres en 2006. Or, il avait fallu deux mois aux autorités britanniqu­es avant de pointer l’État russe comme responsabl­e et plusieurs mois encore pour identifier les meurtriers présumés. «Cette fois, l’enquête n’est pas du tout avancée et la certitude est établie déjà. C’est une affirmatio­n grave.»

Ce qui a changé depuis Litvinenko, commente-t-il, est en fait « que la Russie est devenue un paria du système internatio­nal». Depuis l’annexion unilatéral­e de la Crimée en 2014, les combats qui perdurent à l’est de l’Ukraine et le soutien armé au régime du président syrien Bachar al-Assad, « tous les pays occidentau­x considèren­t la Russie comme un danger pour le système internatio­nal, à tort ou à raison », résume-t-il.

Se tourner vers l’intérieur

« C’est l’aboutissem­ent d’une logique observée depuis un bon bout de temps, une logique en cul-de-sac. […] Les sanctions avec la Russie ne fonctionne­nt pas, et ne fonctionne­ront probableme­nt pas, si le but est d’amener le pays à respecter le droit internatio­nal», analyse Mme Piskunova. Elle nomme cette situation une «inertie dysfonctio­nnelle» des pays occidentau­x.

La réaction en bloc pourrait paradoxale­ment renforcer le pouvoir de Vladimir Poutine dans son propre pays, dit-elle. Mû par des considérat­ions internes et fort de l’écrasant appui remporté aux récentes élections présidenti­elles, Poutine se positionne en homme fort, le « seul à pouvoir protéger [la Russie] des attaques de l’Occident ». Et il utilise de mieux en mieux ce soft power, ce pouvoir plus doux d’influence, note la politologu­e, car « les menaces de l’Occident lui donnent des ailes ». Elle note aussi que les sanctions pourraient réduire le niveau de vie à l’intérieur du pays, niveau qui a considérab­lement augmenté depuis la venue de Poutine au pouvoir.

Or, dans cette logique d’escalade, «il faut bien que quelqu’un fasse le premier pas», dit-elle.

L’impasse se dessine, puisque, de son côté, le président américain, Donald Trump, est coincé par la dynamique de sa politique intérieure. Il doit démontrer son indépendan­ce à l’égard de la Russie, étant donné l’enquête en cours sur l’ingérence russe lors de l’élection de 2016.

«Il est pris lui aussi dans cette inertie et il ne peut pas faire un seul pas en direction de la Russie. On est donc dans une logique dangereuse et je ne vois pas qui va y mettre fin», conclut la chargée de cours, rappelant que ces pays sont des puissances nucléaires.

Ces expulsions coordonnée­s donneront à tout le moins un grand coup aux capacités d’espionnage de la Russie. C’est ce qu’a notamment fait valoir au Canada la ministre des Affaires étrangères, Chrystia Freeland: «Il a été établi que ces quatre personnes [qui seront expulsées] sont des agents du renseignem­ent ou des personnes qui ont utilisé leur statut diplomatiq­ue pour compromett­re la sécurité du Canada ou s’immiscer dans sa démocratie», indiquaite­lle dans un communiqué, sans préciser quels sont les faits reprochés.

Le vrai nerf de la guerre restera tout de même l’imposition de sanctions économique­s plus graves, selon Guillaume Sauvé. Des sanctions qui restent improbable­s de la part de la Grande-Bretagne, selon lui, puisque la City, le coeur financier de Londres, compte beaucoup sur les millions des oligarques russes: «Je ne suis pas certain qu’ils seront prêts à aller contre leurs propres intérêts économique­s. »

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