Le Devoir

Leçons d’un scandale

- PIERRE TRUDEL

Cambridge Analytica est le plus récent scandale, mais il y en aura d’autres. Il y en a eu déjà plusieurs. C’est par le vecteur des scandales que les enjeux associés à la régulation de ce qui se déroule dans le cyberespac­e viennent à nos oreilles. Un accident survient, on s’inquiète, on lit les mea-culpa, on change nos paramètres par défaut et on passe à autre chose. On continue à faire comme si le numérique n’appelait pas de changement­s majeurs dans la façon de concevoir et d’appliquer les lois.

Ces dérives dans l’utilisatio­n des données qui sont entre les mains de Facebook tiennent en grande partie à l’inadéquati­on du régime juridique des plateforme­s numériques. Le statut de ces interfaces par lesquelles nous accédons au monde connecté et agissons dedans ne reflète pas l’ampleur des enjeux ni le rôle névralgiqu­e qu’elles tiennent dans nos vies de tous les jours.

Dans les premières années d’Internet, on célébrait cet espace de liberté désormais à la dispositio­n de chacun. Les États se faisaient dire qu’ils n’avaient pas d’affaire dans ce cyberespac­e, royaume de la libre créativité! Pour conforter ce vent d’innovation dopé par les orgies d’investisse­ments spéculatif­s dans les start-up, on a postulé un cyberespac­e sans citoyens. Un monde dans lequel il n’y a que des «consommate­urs» connectés qui «consentent» à interagir. En cas de coup dur, il suffit de les rassurer sur le fait qu’on est «fermement engagé» à protéger leur vie privée!

Alors, nul besoin pour les États de se demander comment adapter les approches de régulation aux conditions qui étaient en train de s’installer. Il suffit de s’en remettre aux «modèles d’affaires» et à leurs règles par défaut qui font fi des frontières, des États et des droits des autres lorsque ça «brime» l’innovation!

Les «effets réseaux» font en sorte qu’Internet est devenu pour l’essentiel un ensemble de plateforme­s qui, par leur position dominante, régulent plus efficaceme­nt que les États. L’Internet actuel est tout autre chose que le paradis romantique rêvé. Les logiques imposées par les «modèles d’affaires» que personne n’ose remettre en cause engendrent des enjeux dépassant la portée des lois sur les données personnell­es.

Dans plusieurs pays, les plateforme­s bénéficien­t d’un régime juridique limitant radicaleme­nt leur responsabi­lité pour tout ce que les «consommate­urs» font circuler sur leurs environnem­ents. Elles sont dans l’enviable position d’être presque les seules à capter la valeur résultant des mouvements d’informatio­n sur Internet tout en n’étant responsabl­es de rien!

Un tel régime juridique laisse se produire «accidents» et désarticul­ation des équilibres puis essaie ensuite tant bien que mal de réparer la casse. Mais si rien n’est fait pour encadrer ces quasi-monopoles, les accidents vont se produire de plus en plus souvent. Bien sûr, on peut s’amuser à «contrôler» individuel­lement nos données personnell­es, changer nos paramètres, voire se déconnecte­r de Facebook. Autant d’artifices qui continuent de faire croire naïvement que tout cela n’est qu’une affaire individuel­le, de «contrat» entre internaute­s et une entreprise ayant à coeur nos données!

Or, les enjeux associés aux données ne concernent pas que Facebook. Dans un monde hyperconne­cté, les données circulent dans des plateforme­s qui carburent à l’analyse des mouvements des individus et des masses.

Ce plus récent scandale Cambridge Analytica vient mettre en lumière ce qu’il advient lorsqu’on persiste à tenir pour acquis que l’innovation technique n’a pas d’effet sur les droits et obligation­s des personnes ou sur les processus démocratiq­ues. Tant qu’on négligera d’appliquer des règles du jeu aux plateforme­s sous prétexte de protéger « l’innovation », on demeurera exposé à ce genre d’accident.

Rattrapage

Il est dommage qu’il faille de ces scandales révélant après coup les vulnérabil­ités engendrées par les encadremen­ts désuets pour convenir de la nécessité de régulation­s destinées à rétablir les équilibres et à protéger contre les pratiques délétères. Des initiative­s commencent à se manifester en Europe, en Allemagne et en France, pour revoir le régime juridique des plateforme­s en ligne.

Les mutations induites par la connectivi­té généralisé­e doivent être accompagné­es d’investisse­ments afin de développer des régulation­s calibrées aux risques découlant des traitement­s massifs de données. Les États qui se disent «préoccupés» par les situations qui se révèlent périodique­ment au fil des scandales devraient multiplier les efforts et les ressources pour développer des modes de régulation conséquent­s. Dans nos univers connectés, la véritable innovation passe par le développem­ent de règles du jeu configurée­s pour prévenir les abus. Il urge de reconnaîtr­e que le cyberespac­e est constitué de citoyens, pas seulement de «consommate­urs» consentant­s.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada