La grâce de Stéphane Audran
La vedette du célèbre Festin de Babette est décédée à l’âge de 85 ans
On la reconnaissait à sa voix très calme, presque monocorde, à son élégance, aussi. On parlait volontiers de détachement, voire de froideur, mais elle semblait davantage se tenir en périphérie du monde pour mieux l’observer. Décédée à l’âge de 85 ans, l’actrice française Stéphane Audran se plaisait à dire qu’elle devait sa carrière à sa rencontre avec Claude Chabrol, cinéaste et ex-mari avec qui elle tourna vingt-cinq fois. Ensemble, ils donnèrent une décennie prodigieuse au cinéma français.
Malade depuis quelque temps, elle s’est éteinte chez elle dans la nuit de lundi à mardi, a déclaré à l’AFP son fils, l’acteur Thomas Chabrol.
Née Colette Dacheville à Versailles en 1932, Stéphane Audran perdit son père médecin à 6 ans. Enfant souffreteuse, elle fut couvée par sa mère, qui, éprouvée par la mort de son aînée, vivait dans la hantise de la perdre elle aussi. Allant contre les volontés maternelles, Stéphane Audran s’inscrivit en art dramatique. Dans la classe de Charles Dullin, elle fit la connaissance d’un certain Jean-Louis Trintignant. Elle l’épousa en 1954. Il la laissa deux ans plus tard pour Brigitte Bardot, rencontrée sur Et Dieu créa… la femme.
Après quelques essais peu concluants au théâtre, Stéphane Audran s’essaya au cinéma, décrochant de petits rôles auprès de Jacques Becker et Éric Rohmer.
Les années charnières
Épatée, en 1958, par le film Le beau Serge, elle demanda à l’acteur Gérard Blain de lui présenter son réalisateur, Claude Chabrol. Leurs existences à tous deux s’en trouvèrent irrémédiablement transformées.
Le nom de Stéphane Audran apparut pour la première fois au générique d’un film de Chabrol en 1959, dans Les cousins ; encore un petit rôle. L’année suivante, toutefois, il écrivit pour elle ce touchant rôle de vendeuse qui tente de s’extraire à sa condition en chantant la nuit dans des cabarets dans le trop méconnu Les bonnes femmes. Avec sa partenaire Bernadette Lafont, autre actrice fétiche de l’auteur, elle lia une amitié profonde.
Quant à sa relation avec Claude Chabrol, ils se mirent en ménage dès 1959, eurent Thomas en 1963, puis se marièrent l’année suivante, en 1964, après le divorce du cinéaste. Dans l’intervalle, leurs films n’obtinrent pas de succès, malgré de bons crus comme L’oeil du malin et Le scandale.
Durant cette période, on ne fit guère de cas du jeu de Stéphane Audran.
Cela changea en 1968.
un jalon
Récit aux accents oniriques, Les biches, pour lequel elle obtint le prix d’interprétation à Berlin, conte l’idylle entre une bourgeoise et une bohème qui se meut en jeu sanglant avec l’arrivée d’un architecte manipulateur (joué par l’ex de la vedette, Jean-Louis Trintignant).
Production fascinante doublée d’un gros succès critique et populaire, Les biches cristallisa dans les esprits un «personnage Audran» tout en froideur distanciée, sur lequel Chabrol joua ensuite volontiers (Le boucher, La rupture, Le sang des autres), en plus de récupérer, toujours avec l’actrice, le motif du triangle amoureux fatal (La femme infidèle, Juste avant la nuit, Les noces rouges, Betty).
Leur collaboration fut féconde et d’une rare qualité au cours des années 1970, faisant de Stéphane Audran l’une des actrices emblématiques du cinéma français.
Durant cette période faste, elle s’aventura volontiers hors du giron chabrolien.
En 1971, elle retrouva Trintignant dans un bon polar signé Philippe Labro : Sans motif apparent.
En 1972, elle fut l’une des convives du chefd’oeuvre surréaliste de Luis Buñuel Le charme discret de la bourgeoisie, rôle qui lui valut en Angleterre le prix Bafta de la meilleure actrice (conjointement avec Juste avant la nuit de Chabrol).
En 1974, Claude Sautet lui confia le rôle de Catherine, épouse de Vincent (Yves Montand) dans un autre chef-d’oeuvre: Vincent, François, Paul… et les autres.
Dénué d’afféterie, son jeu empreint d’une grâce naturelle pouvait se moduler à tous les tons et tous les styles. En entrevue, elle dégageait cette même désinvolture qu’elle exsudait à l’écran. À un journaliste de l’émission Visages du cinéma qui lui demanda, au faîte de sa popularité en 1973, si elle pensait à sa carrière, elle répondit spontanément: «Oh… si peu. Pas assez, à vrai dire.»
L’année 1977 marqua la fin d’une époque et le début d’une autre. En effet, dans Violette Nozière, sur l’empoisonneuse parricide notoire, elle passe symboliquement le flambeau chabrolien à Isabelle Huppert, qui lui succéda au titre d’égérie. D’emblée incertaine d’être crédible en mère pauvre et peu éduquée, elle livra l’une de ses performances les plus brillantes et remporta le César de la meilleure actrice de soutien.
Détruire son image
Consciente de la foncière iniquité du cinéma, qui cajole ses comédiens vieillissants mais écarte ses comédiennes mûres, Stéphane Audran sut se réinventer en tant qu’actrice de composition. Dans une poignée de seconds rôles aussi colorés que mémorables, elle prit d’ailleurs un plaisir évident à détruire son image de raffinement glacé.
Ainsi cette épouse harpie de Philippe Noiret dans le génial Coup de torchon de Bertrand Tavernier, cette hilarante et pathétique «Dame en gris» au front dégarni et aux dents rapportées dans le culte Mortelle randonnée de Claude Miller, ou encore cette mère faussement invalide (et délicieusement vulgaire) dans Poulet au vinaigre de Claude Chabrol.
À cet égard, les anciens conjoints restèrent complices. Tiré d’un roman de Simenon, Betty, ou la relation ambiguë et possiblement létale qui se tisse entre une jeune femme paumée et une veuve trop attentionnée dans un hôtel particulier, les vit tous deux très en forme, en 1990.
La bonne chère
Mais avant cela, en 1987, Stéphane Audran joua ce qui demeurera pour plusieurs son plus grand rôle : celui de la chef française vivant incognito dans un village luthérien du Danemark dans le délectable, c’est le mot, Le festin de Babette, de Gabriel Axel. Gastronome, la comédienne gâta les membres de l’équipe en leur mitonnant de bons petits plats.
Un thème présent aussi dans le joli Au petit Marguery, sorti en 1995, et où Michel Aumont et elle offraient un dernier repas avant de fermer leur restaurant.
Cet amour de la bonne chère, Stéphane Audran le partageait en l’occurrence avec Claude Chabrol, pour qui elle fit une dernière apparition dans L’ivresse du pouvoir, en 2006.
Considérant ce qu’elle amena à son oeuvre, on arguera qu’il bénéficia tout autant qu’elle de leur rencontre.
Consciente de la foncière iniquité du cinéma, Stéphane Audran sut se réinventer en tant qu’actrice de composition