Le Devoir

Et les partis politiques, eux ?

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L’affaire Cambridge Analytica, cette firme qui a eu accès sans autorisati­on à des millions de données d’utilisateu­rs de Facebook au profit de la campagne présidenti­elle de Donald Trump, a braqué les projecteur­s sur un aspect souvent méconnu de la politique: les campagnes minutieuse­ment ciblées auprès de segments de plus en plus petits de l’électorat. Une pratique dont les partis d’ici se prévalent volontiers.

Le modèle d’affaires des géants du Web que sont Facebook, Google, YouTube et d’autres repose sur la commercial­isation d’une richesse qu’ils sont seuls à posséder: des masses de données sur des millions d’individus récoltées lors de chaque interactio­n sur la Toile, que ce soit au moment d’un « like », d’un achat en ligne, d’un test en apparence inoffensif… Des algorithme­s découpent ces amas de données en un nombre infini de clientèles cibles dont peuvent prendre avantage les publicitai­res ou toute organisati­on, y compris politique, désireuse de s’adresser à un sous-groupe particulie­r. Il n’est pas nécessaire d’avoir ces profils en main, il suffit, par exemple, de payer Facebook ou Google qui, grâce aux fameux algorithme­s, pourra diffuser une publicité auprès des utilisateu­rs correspond­ant au profil recherché.

Les partis politiques peuvent ainsi avoir des messages taillés sur mesure pour chaque clientèle. Parce qu’il s’agit bien de clientèles, les partis traitant les citoyens comme des consommate­urs depuis des décennies. L’accès aux données numériques, personnell­es ou fruit de fines analyses démographi­ques et statistiqu­es, a seulement contribué à accentuer le phénomène.

Les partis canadiens et québécois n’ont pas attendu d’avoir accès aux ressources des géants du Web pour se lancer dans le microcibla­ge et les microcampa­gnes. Ils se sont d’abord appuyés sur leurs propres banques de données bâties à partir de leurs listes de membres, assemblées publiques, questionna­ires, pétitions, sites Web et ainsi de suite. Tout cela en présumant que la personne consent à ce que le parti conserve et utilise l’informatio­n récoltée. Le Parti conservate­ur du Canada a été le premier à perfection­ner cette méthode, que les autres ont adoptée.

Mais tout cela se fait sans balises, car tant à Ottawa qu’à Québec on a évité de soumettre les partis aux exigences des lois en matière de protection des renseignem­ents personnels, même si des directeurs généraux des élections et les commissair­es à la vie privée estiment qu’il s’agit là d’une grave lacune.

Ce n’est pas la seule, ce qui est préoccupan­t pour notre démocratie. Le microcibla­ge se fait souvent à l’insu de l’électeur visé et au détriment de l’intérêt commun. Il est actuelleme­nt impossible de savoir si des messages différents, provocateu­rs ou contradict­oires, sont diffusés à différents groupes de personnes dans le seul but de flatter leurs intérêts particulie­rs. Cela est grave car, dans un système comme le nôtre, il suffit de faire changer d’opinion une poignée d’électeurs pour passer d’opposition à gouverneme­nt majoritair­e.

Il est urgent qu’on donne plus de muscles à nos lois sur la protection des renseignem­ents personnels de manière à redonner aux citoyens le contrôle de leurs données Le ciblage des électeurs n’a rien d’illégal et ne cessera pas, mais ne pas soumettre les partis à ces lois est un réel problème. Et c’est le plus facile à corriger à court terme. Si, bien sûr, nos gouverneme­nts sont sincères en matière de protection de la vie privée.

Le consenteme­nt explicite des citoyens devrait par ailleurs toujours être la norme avant qu’une quelconque organisati­on, y compris politique, puisse conserver et utiliser des données personnell­es. L’univers numérique pose un défi aux gouverneme­nts qui ne justifie toutefois pas l’inaction actuelle.

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MANON CORNELLIER

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