Le Devoir

Dispersion du djihadisme et big bang idéologiqu­e

- SÉBASTIEN BOUSSOIS Docteur en sciences politiques, enseignant en relations internatio­nales, collaborat­eur scientifiq­ue du CECID (Université libre de Bruxelles) et de l’OMAN (UQAM Montréal)

Il est toujours étonnant à chaque nouvel attentat tragique survenu en Europe d’entendre certains politiques ou experts persistant à nous expliquer que nous avons passé le plus gros du danger depuis la chute de Daech [groupe État islamique] et que les retours de combattant­s n’ont pas été si catastroph­iques. Chaque attentat survenu en France ou en Occident nous renvoie inévitable­ment en réalité à nous interroger sur la géopolitiq­ue mondiale de l’islamisme et à la puissance de captation d’une idéologie matérialis­ée sur un territoire disparu, mais qui n’en serait en réalité devenue que plus puissante et universell­e.

Aujourd’hui, l’internatio­nale islamiste est nourrie par un véritable «big bang idéologiqu­e», une force naturelle difficile à éradiquer: car après l’heure de l’attraction de milliers d’individus vers son centre gravitatio­nnel, c’est l’heure désormais, non pas de sa disparitio­n, mais bien de la dispersion dans le monde entier de l’idéologie de mort.

Ce n’est donc pas uniquement une question de danger représenté par des combattant­s aguerris de retour de Syrie ou d’Irak, mais bien d’une armée de l’ombre de jeunes dont la vocation pourrait se déclencher pour au moins deux raisons: déception de la courte durée du projet daechiste et conviction qu’un complot, un de plus, est à l’origine de l’effondreme­nt de leur «rêve» de résurrecti­on de l’homme musulman nouveau sur une terre nouvelle.

Sur une armée de près de 80 000 soldats, Daech a attiré en cinq ans entre 20 000 et 30 000 combattant­s étrangers venus du monde entier, soit en réalité près de 80 pays. Cela signifie que l’idéologie de Daech a non seulement suffisamme­nt infusé pour représente­r un corpus idéologiqu­e crédible et légitime aux yeux de milliers de jeunes prêts à rejoindre ses rangs, mais cela signifie aussi qu’au-delà de ceux qui ont passé le cap, un grand nombre dont on ignore encore l’ampleur, et pour cause, est en train de se radicalise­r progressiv­ement dans une montée des tensions mondiales autour de l’Islam. Les causes qui ont entraîné nombre de jeunes à adhérer à cette idéologie n’ont à ce jour trouvé aucune solution, et ce terreau en veille peut être sollicité à la prochaine fenêtre d’opportunit­é : répondre à leur mal-être et leur donner un sentiment d’existence. Enfin. Depuis trois ans, tout est investi dans le sécuritair­e, mais si peu dans la prévention de la radicalisa­tion en amont, et ce, dès l’école.

« L’idéologie fermente mondialeme­nt et les graines sont en train de germer »

Nouvelle ère?

À chaque attentat, on nous explique que la chute de Daech est le début d’une nouvelle ère. Mais laquelle ? Celle de la paix ? Celle du retour au calme? Bien au contraire: il y a fort à craindre que ce ne soit qu’un retour provisoire avant la tempête. L’idéologie fermente mondialeme­nt et les graines sont en train de germer.

L’attentat de Trèbes, revendiqué probableme­nt de manière opportunis­te, l’a été rapidement par une « antenne » cachée de Daech via son agence de presse. Peu importe, car ce qui compte, c’est bien de continuer à terroriser, le temps de la restructur­ation et de la disséminat­ion des djihadiste­s sur de nouveaux terrains de combat et d’agitation. Mieux: c’est l’occasion, après une première expérience de califat réussie, puisque matérialis­ée alors que personne n’y avait cru, de tenter désormais l’expérience ailleurs et de développer ou de renforcer des territoire­s acquis à la cause depuis l’Asie, comme les Philippine­s ou l’Indonésie, l’Afrique centrale et de l’Ouest (comme au Nigeria avec le califat de Sokoto), ou les Balkans (où la Bosnie Herzégovin­e est un territoire sensible où a eu lieu le plus grand génocide de musulmans de l’histoire récente en 1992 à Srebrenica, et qu’il suffirait d’invoquer pour le venger et en faire une cause nouvelle de combat, cette fois-ci au coeur même des frontières terrestres de l’Europe).

La cause djihadiste regarde vers l’avenir, mais n’oublie pas le passé. Il ne faut pas oublier les terres d’origine du djihad, qui n’ont jamais été expurgées définitive­ment du mal: les FTF (foreign terrorist fighters) sont suffisamme­nt endoctriné­s, galvanisés et prêts à aller jusqu’au bout pour ne pas rentrer chez eux pour finir en prison, mais bien au contraire plutôt prêts à se rendre sur des lieux de «ressourcem­ent». Car le premier Daech fini, le retour aux origines permettra probableme­nt de reprendre de la force idéologiqu­e et physique: Afghanista­n et Sahel sont de parfaites poches de repli le temps de se refaire.

Territoire mondial virtuel

Le premier Daech serait-il en réalité un premier signe lancé? Voire un signe divin? C’est une possibilit­é: Damas et Bagdad, capitales historique­s de vrais grands empires civilisati­onnels, purifiés de leurs mécréants, n’ont jamais été aussi près de ressuscite­r. Avec Internet, ce n’est plus un petit territoire régional et localisé qui peut exister temporaire­ment: c’est un gigantesqu­e territoire virtuel mondial qui peut se développer éternellem­ent. Internet est un vrai cimetière vivant.

Autre point de ressourcem­ent qui concourt à maintenir vivante et floue la réalité de l’idéologie daechiste: se redéployer pour le moment selon un modèle plus proche de celui d’al-Qaïda, c’està-dire mondial, universali­ste et extraterri­torial.

L’objet de notre propos n’est pas d’inquiéter outre mesure l’opinion. Il est de penser différemme­nt l’évolution d’un mouvement politique et religieux extrémiste qui n’a rien à voir avec les mouvements d’extrême gauche ou d’extrême droite qui, à un moment ou à un autre, ont fini par s’effondrer. Définitive­ment? Jamais. C’est reculer pour mieux sauter. Il en reste toujours quelque chose, malgré les horreurs. Il faut voir désormais plus loin: pour la prévention de la radicalisa­tion qui prend du temps à faire ses preuves, un temps nécessaire, comme pour la prospectiv­e autour des enjeux de la géopolitiq­ue mondiale des 20 prochaines années. Les analyses courtermis­tes et rassurante­s dans l’instant pour satisfaire l’opinion nous ont déjà coûté assez cher en Occident et ailleurs. Trèbes n’est pas qu’un petit village de l’Aude, dans le sud de la France, au coeur du Vieux Continent. Il est une poussière d’atome au beau milieu de la galaxie globale, mais qui a son importance.

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