Le Devoir

Appel à un débat pluriel sur le vivre ensemble

Dans un essai singulier, Rachida Azdouz appelle à un débat pluriel sur le vivre ensemble pour rassembler plutôt que diviser

- FABIEN DEGLISE

Tout ne va pas pour le mieux dans le monde du débat identitair­e. À preuve: plus le concept du «vivre ensemble» y est convoqué pour appeler au respect des valeurs des uns ou à la différence des autres et plus les points de vue se polarisent et finissent par diviser.

Parler d’être et de faire société, ensemble, ne rapproche pas les parties formant notre tout. Ça les éloigne, constate l’essayiste Rachida Azdouz, psychologu­e et spécialist­e des relations intercultu­relles, qui appelle, dans Le vivre ensemble n’est pas un rince-bouche (Édito), à sortir des «esprits clan», des «illusions d’appartenan­ce à des familles idéologiqu­es» et des constructi­ons identitair­es monolithiq­ues pour retrouver le sens du bien commun. Un exercice de déblocage des tensions présentes qui passe, selon elle, par la reconnaiss­ance des identités en mouvement, des résistance­s des uns comme des ouvertures des autres, et au final de toutes les marges dans lesquelles chaque citoyen, peu importe sa couleur, son origine, son orientatio­n, ses rêves, se retrouve toujours un peu, désormais.

«Plus les sociétés se diversifie­nt, plus il devient difficile d’associer des individus à une seule case identitair­e», écrit cette Québécoise métissée serré qui est passée par le Maroc et la France avant de prendre racine ici. «Dans une même journée, on peut être montréalai­s à l’heure du lunch […], africain à l’heure du souper, britanniqu­e à l’heure du thé, québécois francophon­e devant ses séries télé préférées, catholique dans le trafic quand on se retient pour ne pas sacrer. […] Les identités multiples et l’hybridatio­n sont en train de tous nous transforme­r en manoritair­es», des minorités d’une grande variété et aux nombreuses interconne­xions, en train de devenir majoritair­es.

Dans un tel environnem­ent, l’idée donc du vivre ensemble, soit de former un tout cohérent et relativeme­nt harmonieux sur un territoire donné et face à l’avenir, ne peut que souffrir d’une vision polarisée, estime l’essayiste, qui déplore dans un essai singulier, au croisement de l’analyse et du témoignage, que le débat ait été depuis trop longtemps «pris en otage». D’un côté, il y a les tenants «d’un vivre ensemble» qui exprime plutôt un «vivre comme moi» cherchant à «rendre tout le monde pareil». De l’autre, il y a les tenants d’un «vivre et laisser vivre» qui appliquent une règle de tolérance complète «dont les effets sur le débat ne sont pas plus bénéfiques», dit-elle. «Autoriser ce que d’autres veulent interdire, ce n’est pas la solution non plus. »

«Cette question est coincée dans les mâchoires crocodiles­ques du manichéism­e», résume Rachida Azdouz, rencontrée la semaine dernière par Le Devoir. «Ce que l’on entend, ce sont les paroles les plus extrêmes, provenant de droite comme de gauche, des paroles qui empêchent les marges de s’exprimer et, par le fait même, toutes les nuances d’apparaître.»

Des pompiers pyromanes

Rachida Azdouz reconnaît que cette polarisati­on ou ces crispation­s ne sont pas un accident de l’histoire. Elles reposent, dit-elle, sur des problèmes et des craintes réels. « Si ce n’était pas le cas, le débat serait mort de sa belle mort.» Mais cette incapacité à faire corps n’est sans doute pas aussi importante que ce que certains ténors du débat identitair­e laissent entendre, soulignet-elle. « Dans la vie de tous les jours, pour la plupart des manoritair­es, la cohabitati­on se fait sans tension, sans heurt, dans le respect mutuel. Le discours politique sur le vivre ensemble est toutefois alimenté par des “pompiers pyromanes” qui exploitent depuis des années des failles et des anecdotes fortes pour assurer leur existence.» Elle pointe ici autant les partis politiques ayant fait de la question identitair­e le carburant de leur ascension ou de leur mobilisati­on que les groupes communauta­ires ou les groupes médiatique­s qui ont trouvé là un sujet pour canaliser les peurs, les frustratio­ns et les indignatio­ns ambiantes.

«Trouver un moyen de vivre ensemble, c’est aussi trouver une façon de le faire dans le respect de la différence, dit-elle. L’idée du pluralisme, c’est tolérer la présence des marges, des gens qui n’incarnent pas une seule identité à temps plein, mais qui en embrassent plusieurs, des gens qui revendique­nt le droit à la dissidence et même au repli.» Et elle ajoute: «Le vivre ensemble, ce n’est pas un point d’arrivée, c’est un chemin, c’est une négociatio­n en groupe qui doit se faire sur une base régulière. C’est appliquer à la collectivi­té ce que l’on fait dans le cadre du couple et de la famille.»

Faire plutôt que trop dire

L’entente peut d’ailleurs reposer sur une diversité de conception­s: vivre ensemble, c’est «vivre contre», «vivre envers et contre», «vivre et laisser vivre», «vivre comme», «vivre avec», écritelle dans son essai, en disant préférer toutefois cette dernière conception, «vivre avec», «la posture la plus intéressan­te» qui, accompagné­e du «faire ensemble», soit la constructi­on d’un projet commun, est la meilleure recette pour arrêter de trop en parler, comme c’est le cas en ce moment. «Dans les quartiers et les villes, dans les établissem­ents où les gens vivent réellement ensemble, la question n’est pas au coeur de toutes les conversati­ons. »

En somme, moins on se gargarise avec le concept du vivre ensemble — une métaphore qui a orienté le titre de son bouquin —, moins on aseptise le débat sur la mise en commun des ressources, des talents et des différence­s pour mieux continuer d’avancer. Chose que les préoccupat­ions identitair­es du moment ne semblent plus vraiment nous permettre de faire. «Qui aurait dit il y a 10 ans, à l’époque de la commission Bouchard-Taylor sur les accommodem­ents raisonnabl­es, que nous allions parler aujourd’hui de commission sur le racisme systémique, la forme la plus primitive de la peur et du rejet de l’autre. À l’époque, nous étions pourtant en avance sur la question du “vivre avec” et sur la façon de le faire dans le respect de tout le monde. Mais là, nous avons bel et bien régressé. »

LE VIVRE ENSEMBLE N’EST PAS UN RINCE-BOUCHE

Rachida Azdouz, Édito, Montréal, 2018, 206 pages

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MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR «[La] question [du vivre ensemble] est coincée dans les mâchoires crocodiles­ques du manichéism­e», résume l’essayiste Rachida Azdouz.

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