La soeur samouraï
De la robe au kimono, un même Dieu
«
Je n’ai rien contre personne et je tendrai l’autre joue
» J’apprends à me tenir debout
David Portelance, Tenir debout
Quand tu es arrivé au sommet de la montagne, continue de grimper Proverbe chinois
Dans une église discrète de MontréalNord, trois soirs par semaine, les étudiants de «soeur Chantal» ne viennent pas ouvrir des catéchismes ou discuter de leur foi. Non. Ils font des push-up et des katas en ponctuant d’un «Kiai» ou d’un «Osu» bien senti d’apprentis samouraïs. Ils apprennent à «faire le
wiper » avec la jambe et à repousser une arme tout en poussant un cri qui glace le sang.
Ils sont une cinquantaine à suivre «religieusement » cette bonne soeur hors du commun affiliée à la congrégation des Soeurs de Charité de Sainte-Marie. Le jour, soeur Chantal porte le voile, le soir, elle revêt sa ceinture noire et saute dans ses espadrilles.
Le dojo Ookami enseigne le karaté kyokushin, à la fois un entraînement et de l’autodéfense, mais aussi une philosophie et une spiritualité. Le rapport aux rituels et au sensei (professeur), la dignité et le protocole entourant le combat tranchent singulièrement avec la foire d’empoigne des réseaux sociaux, s’il faut chercher une image adverse du côté superficiel de notre quotidien.
La codification et la discipline sont des aspects essentiels dans l’art martial. «Je n’ai que deux règlements: respect et courtoisie», souligne la sensei de 54 ans, qui pratique le karaté depuis plus de 30 ans. « L’art martial, c’est l’art de la guerre. La plupart des dojos sont davantage dans le martial que dans l’art. Mais tu peux gagner un combat sans t’engager dans un combat. »
Pour cette ex-coach de compétition internationale, la tricherie, l’intimidation, la rivalité agressive ne font pas partie du serment du samouraï: «Toujours faire de son mieux pour faire le meilleur.» Son dojo est devenu indépendant pour conserver cet esprit pur et il attire des élèves de tous âges qui pratiquent l’art (martial) ensemble, dans le respect. « Ceux qui veulent se battre ne restent pas. Si tu veux t’endurcir, c’est correct, mais on ne se défonce pas.»
Soldate de Dieu
On dit «soeur Chantal», mais on aurait pu l’appeler «mon caporal» et répondre « Yes sir madame!» plutôt que « Osu » (je persévère). De fait, la religieuse, qui s’est jointe à la congrégation à la fin de son secondaire à l’école MarieClarac, a longuement hésité entre l’armée et les ordres. «Il n’y a pas de religieuses dans l’armée… Lorsque je passais des tests d’orientation scolaire, on me disait que j’excellerais en médecine militaire. Je voulais participer à des missions de paix. »
Les rituels occupent une place centrale dans sa vie, pourvu qu’ils aient une signification. Mais épouser la vocation à un si jeune âge fut un choix déchirant. «Je travaillais au camp d’été des soeurs, à 15 ans. J’avais un côté tom
boy ; on m’appelait Samson parce que j’étais forte. Je voyais leur vie ; elles faisaient du canot, de l’escalade, de l’équitation, et je me suis dit : pourquoi pas moi?» Elle a espéré les signes de l’appel et ils sont venus.
Aujourd’hui, soeur Chantal s’occupe de la pastorale des jeunes de 7 à 15 ans dans son patelin de Sainte-Julienne, dans Lanaudière, où elle a cofondé une Oasis de prière, avec soeur Marie-Pierre, une autre samouraï de 52 ans. L’ermitage permet d’aller se ressourcer quelques jours face au lac McGill, loin du wi-fi, du bruit, proche de soi.
Je l’ai retrouvée là, son chien Inu sur les talons, revêtue de sa robe, un petit choc après l’avoir rencontrée en kimono quelques jours plus tôt. «L’habit ne fait pas le moine, dit-elle en souriant. Je suis toujours la même. Ma vocation, elle, c’est 24 heures sur 24. »
Qu’elle joue au hockey, qu’elle grimpe sur son tracteur avec Inu ou qu’elle empoigne sa scie mécanique, soeur Chantal défie toutes les images traditionnelles de passivité féminine de la servante de Dieu. «Je me présente comme un prof, pas comme un maître. Le maître, c’est Dieu seul.» Et sa grande chapelle, c’est la nature, où soeur Chantal se recueille tous les jours. «Inu contemple avec moi. Dieu nous a donné la vie. C’est une présence, un souffle. La résurrection, ce n’est pas seulement après la mort, c’est dans notre vie de tous les jours. Le qi [chi], c’est Dieu, ça a un nom. Le hasard, c’est le surnom de Dieu. On a peur de le nommer. »
En quête d’absolus
Qu’elle fracture un bloc de ciment avec le coude (tameshiwari) ou qu’elle enseigne un
kata (série de mouvements), soeur Chantal considère que le karaté est en parallèle avec la vie: un combat. «C’est aussi un combat contre nous-mêmes, notre orgueil, nos limites, nos comparaisons. C’est un combat qui nous invite à grandir, à croître. »
Son dojo est ouvert à tous et s’y côtoient un juge, une prof, quelques retraités, des écoliers, des mères de famille, un bouddhiste par défaut, des athées convaincus, des croyants, des ceintures blanches ou noires de 8 à 83 ans, des abonnés du Devoir (plusieurs), des gens qui viennent pour se vider la tête, combattre le stress ou prévenir l’alzheimer, perdre 40 kilos en neuf mois, saisir une main qui se tend, réparer une peine d’amour, épouser une philosophie, lâcher prise, affronter leurs peurs.
«La société, c’est un mélange de tout cela, explique la sensei. Un jeune de 10 ans peut enseigner aux plus vieux. Ça crée des liens, une notion de respect. Il y a un nivellement vers le bas dans notre monde. Ce sont les charrettes vides qui font le plus de bruit. Moi, je tire vers le haut ; je ne baisse pas le niveau, même si c’est difficile.»
Aujourd’hui, soeur Chantal ne fera pas de karaté car elle vivra le sommet de sa foi, assistera à l’office du Vendredi saint à 15h. Ce soir, les jeunes de sa pastorale incarneront les tableaux du chemin de croix et elle s’occupera de la «sono», jouera de la batterie ou de la guitare électrique. Aujourd’hui, ce que l’on nomme la Passion du Christ sera au-devant de la scène. Mais tous les autres jours de l’année, c’est la passion de soeur Chantal qui convertit les coeurs. En voilà une qui a trouvé son chemin et inspire une direction à ceux qui en cherchent une. Appelons-la la cohérence.