Le Devoir

Féminisme, mères porteuses et femmes pauvres : un amalgame douteux

- LOUISE LANGEVIN DOMINIQUE GOUBAU Avocats et professeur­s à la Faculté de droit de l’Université Laval

Un député libéral fédéral montréalai­s entend présenter en mai prochain un projet de loi d’intérêt privé pour permettre la rémunérati­on des mères porteuses au Canada. Même si ce projet de loi a peu de chances de devenir loi, il relance tout de même le débat. En réalité, le député affirme ce que plusieurs savent déjà: même s’il est interdit par la loi fédérale sur la procréatio­n assistée de rémunérer les mères porteuses et les intermédia­ires, tout comme les «donneurs» de sperme et les «donneuses» d’ovules, les mères porteuses reçoivent des «cadeaux», et de toute évidence davantage, en plus d’être remboursée­s pour leurs dépenses raisonnabl­es (cette question du remboursem­ent des dépenses baigne d’ailleurs depuis plus de dix ans dans un flou total puisqu’on attend toujours le règlement fédéral à ce sujet).

Le député affirme aussi que des «femmes pauvres peuvent améliorer leur situation financière en devenant mères porteuses, du moment qu’elles font un choix sans contrainte» (selon un article de La Presse canadienne). Il souligne aussi que son projet de loi «est en ligne droite avec le programme féministe du gouverneme­nt libéral et que les femmes devraient être en contrôle de leur corps » (selon Le Devoir).

Selon cette logique affligeant­e, un gouverneme­nt féministe devrait permettre à des femmes pauvres de devenir mères porteuses au nom du respect de leur capacité décisionne­lle… On imagine déjà le centre d’emploi local afficher de telles offres d’emploi!

Protection des personnes

La pratique des mères porteuses est marginale au Canada, peut-être moins de 1% des naissances, mais elle dérange. Il n’existe pas de statistiqu­es à ce sujet au Canada ni d’études sur les réalités socio-économique­s des mères porteuses. Des études devraient être menées pour mieux comprendre la situation réelle des femmes qui en arrivent à de telles solutions. Un certain nombre de Canadiens et de Canadienne­s font appel à des agences intermédia­ires et vont à l’étranger pour trouver une mère porteuse, généraleme­nt dans des pays plus pauvres. Cette réalité aussi devrait être mieux documentée. Dans ce débat, on entend souvent la phrase «puisqu’il suffit de toute façon d’aller à l’étranger pour payer une mère porteuse, autant accepter l’idée de la rémunérati­on chez nous ». Avec de tels arguments, autant renoncer d’emblée aux valeurs qui fondent notre société, comme celle de la protection des personnes et de la non-commercial­isation de la procréatio­n.

Un gouverneme­nt féministe devrait-il vraiment permettre à des femmes «pauvres», pour reprendre le terme du député, d’arrondir leurs fins de mois par la location de leur utérus ? Il ne s’agit pas ici de remettre en question la capacité décisionne­lle de ces femmes ou de toutes les femmes. Les Canadienne­s jouissent de l’autonomie procréativ­e : les enfants que je veux, si je le veux. Mais on peut s’interroger sur un phénomène qui cible certaines femmes plus vulnérable­s. Au Canada, on ne vend pas son sang; on le donne. On ne vend pas ses organes; on les donne, justement pour éviter l’exploitati­on de certaines personnes. Le féminisme, peu importe ses courants, peut-il être instrument­alisé pour permettre à des femmes de se sortir de la pauvreté, à des personnes ou à des couples de réaliser leur désir et, en passant, à des agences intermédia­ires de s’enrichir? Poser la question, c’est y répondre. L’histoire des femmes témoigne du contrôle et de l’exploitati­on de leurs capacités procréativ­es. La contracept­ion efficace et l’avortement libre ont permis aux femmes de choisir et de penser leur vie en dehors des maternités à répétition. Mais les anciennes contrainte­s à la maternité semblent se présenter aujourd’hui sous de nouveaux habits.

Les hommes et les femmes jouissent d’un droit de se reproduire, mais pas d’un droit à l’enfant. Un discours comme celui de ce député, en mal de publicité, laisse miroiter un droit de s’acheter un enfant.

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FRED DUFOUR AGENCE FRANCE-PRESSE La pratique des mères porteuses est marginale au Canada, peut-être moins de 1% des naissances, mais elle dérange.

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