Le Devoir

En éducation, une réforme qui mène à un chaos

- ROBERT BERNIER Et ses collègues professeur­s de physique au collège Lionel-Groulx*

Le système d’éducation québécois est passé par de nombreuses réformes: Renouveau pédagogiqu­e au primaire et au secondaire. C’est cette fois au tour du niveau collégial, en commençant par le Programme d’études préunivers­itaires en sciences de la nature (SN). Ce programme est celui qui mène soit aux sciences de la santé (médecine, soins infirmiers, pharmacolo­gie, etc.), soit aux sciences pures (physique, chimie, biologie, etc.) ou encore aux sciences appliquées et génie. C’est dire l’importance névralgiqu­e de ce programme pour la relève scientifiq­ue du Québec.

En notre période de post-vérité et de fake news, on ne peut pas surestimer la formation à une pensée scientifiq­ue. Pensez, dans le domaine de la santé publique, à tant de situations où les pseudoscie­nces remplacent la science: par exemple les campagnes anti-vaccins. Et à cet apport à la vie économique du Québec: la formation de travailleu­rs hautement spécialisé­s. On sait que, dans plusieurs secteurs de pointe, on éprouve une difficulté croissante à recruter qui oblige à se tourner de plus en plus vers l’étranger.

Une réforme majeure est toujours un moment de déstabilis­ation, un passage à risque: on le voit dans le secteur de la santé. On ne devrait pas se permettre de lancer une réforme majeure sans des raisons majeures de le faire. Nous entrevoyon­s deux retombées négatives du projet dans sa présente formulatio­n: abaissemen­t du niveau de la formation en SN et perte d’uniformité du contenu de ce DEC d’un cégep à l’autre. Surtout, nous pensons que le risque encouru ne répond à aucune crise diagnostiq­uée.

Compétence­s transversa­les

Le mouvement dans les officines du ministère de l’Éducation et de l’Enseigneme­nt supérieur (MEES) qui mène à cette propositio­n de réforme commence en 2008, lorsqu’une enquête conclut que les programmes de SN n’auraient pas poussé suffisamme­nt loin la grande idée du Renouveau pédagogiqu­e : le développem­ent et l’évaluation des compétence­s transversa­les.

Dans un livre consacré à la question du Renouveau pédagogiqu­e, le philosophe Normand Baillargeo­n dit de ces compétence­s transversa­les que «leur existence est en effet fort douteuse». Ce qui est en accord avec tout l’effort mené en épistémolo­gie depuis les années 1700 et jusqu’aux neuroscien­ces contempora­ines. «Apprendre» veut dire associer une connaissan­ce nouvelle à des connaissan­ces anciennes bien établies. Pour cela, encore faut-il disposer de connaissan­ces claires, ce qu’apportent justement les savoirs disciplina­ires et les exercices répétés, ceux-là mêmes que le projet dans sa forme présente aurait pour résultat de diminuer considérab­lement.

En 2014, une étude (Éduconseil) tenta de définir le profil que devrait avoir l’élève sortant du programme SN. Il y est question de compétence­s transversa­les, de savoir-être, d’habiletés et d’attitudes: de quoi faire rêver. Mais il est bien peu question de connaissan­ces. Les universita­ires consultés en ont dit que ces compétence­s devaient être vues comme des «visées à atteindre», mais sur le long cycle des études, du primaire à la fin de l’université. Les mêmes universita­ires reconnaiss­ent par contre que «les élèves diplômés des programmes d’études préunivers­itaires en sciences sont bien préparés ». Quelle serait alors la motivation majeure pour cette réforme majeure et risquée ?

Ces études portant plus sur des savoir-être et habiletés que sur des savoirs disciplina­ires, le ministère de l’Éducation et de l’Enseigneme­nt supérieur commanda une autre étude en 2015. Dans celle-ci, les universita­ires consultés ont jugé «essentiels» et «préalables exigés» nombre de savoirs disciplina­ires que la réforme propose de rétrograde­r à «facultatif­s». Et par quoi propose-t-on de remplacer ces savoirs disciplina­ires ? Par des savoir-être, des savoir-agir et des habiletés: toutes choses très difficiles à définir et, par conséquent, très difficiles à évaluer. Toutes choses faisant partie des paradigmes pédagogiqu­es dits «constructi­vistes » que la vaste majorité des études en pédagogie ont démontré être contre-productifs, surtout à l’endroit des élèves présentant les plus grands besoins.

Risque d’un DEC non unifié

Si les universita­ires consultés soutiennen­t que la formation des élèves est adéquate, ils considèren­t cependant que celle-ci varie trop d’un cégep à l’autre. Or, le projet de réforme ne ferait qu’empirer cette situation puisque l’allocation de près du tiers des périodes serait désormais laissée de façon locale au choix des différents cégeps. Il faut qu’un DEC soit un DEC partout au Québec.

Nous croyons que c’est à une période de chaos que ce projet de réforme convie nos cégeps et nos élèves. Tous les cours et tous les manuels scolaires auraient à être réécrits. Chaos qui, si l’on en croit les résultats négatifs du Renouveau pédagogiqu­e au primaire et au secondaire, n’aura pas pour récompense une améliorati­on de la préparatio­n des élèves à leur entrée à l’université, bien au contraire pensonsnou­s déjà pouvoir prédire.

Nous avons exprimé nos craintes. Nous sommes ouverts à une discussion franche avec le ministère et nous espérons que nous serons entendus.

*Ont aussi signé cette lettre: Hacène Abeidia, Stéphanie Codsi, Ousseynou Diop, Mathieu Fontaine, Daniel Fortier, Benoit Gosselin, MarieÉlisa­beth Sicard et François Vervaet.

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