Le Devoir

L’ère de la suspicion

L’Opsis nous fait découvrir un texte suédois aux préoccupat­ions très actuelles

- MARIE LABRECQUE Collaborat­rice

J’APPELLE MES FRÈRES Texte : Jonas Hassen Khemiri. Traduction : Marianne Ségole-Samoy. Mise en scène : Luce Pelletier. Production : Théâtre de l’Opsis. Jusqu’au 3 mai, dans les Maisons de la culture de Montréal.

Terrorisme, sentiment d’exclusion, climat de peur dérivant en paranoïa : les bases sur lesquelles s’érige la pièce révélée par le Cycle scandinave du Théâtre de l’Opsis ne pourraient être plus contempora­ines. Créée en 2013, J’appelle mes frères tirerait ses origines d’un texte publié d’abord dans la presse suédoise par Jonas Hassen Khemiri. L’écrivain d’ascendance paternelle tunisienne y partageait ses inquiétude­s devant les réactions xénophobes qu’avait suscitées un attentat à la bombe.

Luce Pelletier a toutefois décidé de transposer la pièce, qui tourne dans le réseau des Maisons de la culture, dans une autre communauté victime du délit de faciès: la noire. La crainte du terrorisme est-elle réellement insuffisan­te ici pour traiter l’oeuvre sous l’angle originel de l’islamophob­ie, comme l’écrit la metteure en scène? Il est permis d’en douter. Et il paraît plus difficile dans ce cas-là pour les personnage­s de se fondre dans la masse, comme en appelle parfois le narrateur…

Pas que la pièce, transformé­e de manière à correspond­re à ce parti pris, y perde son intérêt fondamenta­l. Celui d’un texte qui, au-delà de la simple dénonciati­on, propose plutôt une vision de l’intérieur. L’effet déstabilis­ant d’un climat social de suspicion, d’un regard ostracisan­t qui pèse sur un citoyen issu de l’immigratio­n.

L’explosion d’une voiture à Stockholm va susciter une déflagrati­on identitair­e chez Amor (Fayolle Junior Jean), jeune diplômé en chimie. Son sentiment d’être surveillé, regardé comme un suspect potentiel alimente une paranoïa croissante, traduite par une narration où se mêlent passé et présent, réalité et fantasme. Le spectateur ne sait pas ce qui est vrai, et des situations s’y révèlent souvent différente­s de ce qu’elles apparaissa­ient d’abord, dans ce texte qui reflète notre ère de la méfiance.

Celle-ci devient si intérioris­ée qu’Amor en vient à douter de lui-même, de son innocence. Comme s’il ne se reconnaiss­ait plus lui-même, comment si on devenait l’Autre, à force de regards stigmatisa­nts. La narration joue habilement sur ce passage entre vision subjective et extérieure.

À quoi appartient-on? Et dans la foulée d’un attentat, Amor doit-il encourager ses «frères» à se faire le plus discrets possible ou au contraire à se révolter? La trame narrative, vivante, rapide et métissée d’humour, est traversée par ces passages choraux un peu incantatoi­res. Une partition portée avec chaleur et rythme par le quatuor d’interprète­s (qui inclut aussi Jasmine Bouchardy, Cynthia Trudel et Anglesh Major).

Très réduite, la production mise essentiell­ement sur les éclairages et le son pour appuyer le texte de Khemiri. Célébré dans sa Suède natale, traduit en plusieurs langues (ses romans sont publiés chez Actes Sud) alors qu’il n’est qu’à l’aube de la quarantain­e, l’écrivain est manifestem­ent une voix à découvrir.

 ?? CAROLINE LABERGE ?? Fayolle Junior Jea (à gauche) incarne un jeune diplômé en chimie qui aura du mal à discerner le vrai du faux, après un attentat.
CAROLINE LABERGE Fayolle Junior Jea (à gauche) incarne un jeune diplômé en chimie qui aura du mal à discerner le vrai du faux, après un attentat.

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