« La peine de mort à petit feu »
Des juristes s’interrogent sur la légitimité d’enfermer un condamné pour 150 ans
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Est-ce qu’éliminer la possibilité de réhabilitation, un principe de justice fondamental, dans tous les cas » constituerait une peine cruelle et inusitée ? Walid Hijazi, criminaltiste
’auteur de la tuerie à la grande mosquée de Québec, Alexandre Bissonnette, a reconnu avoir perpétré six meurtres prémédités. Coupable du « pire » des crimes, il s’expose à la « pire » des peines prévues au Code criminel : l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 150 ans. L’homme âgé de 28 ans encourt ni plus ni moins « la peine de mort à petit feu », signale le criminaliste Jean- Claude Hébert, qui a des « doutes sérieux quant à la légitimité de la “loi Harper” de 2011 ».
La prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans était « le pire châtiment possible » pour les personnes condamnées pour un ou plusieurs meurtres au premier degré pendant 35 ans, soit de l’abolition de la peine de mort (1976) à la réforme du Code criminel (2011), rappelle le criminaliste Walid Hijazi.
Après les avoir décrites comme des « peines au rabais en cas de meur tres multiples » , le gouvernement Harper a aboli les peines concurrentes. C’est pourquoi Alexandre Bissonnette encourt une peine d’emprisonnement totale de 150 ans — c’est-à-dire 25 ans pour chacune des personnes auxquelles il a arraché la vie le 29 janvier 2017.
Envoyer un jeune adulte croupir en prison le reste de ses jours constitue-t-il, plus de 40 ans après l’abolition de la peine de mort au Canada, l’un des « traitements ou peines cruels et inusités » interdits en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés ?
Le débat sur le « changement à l’américaine » du Code criminel opéré par le gouvernement Harper est inévitable, estime le professeur émérite de droit constitutionnel Henri Brun. « Le plus tôt sera le mieux », fait-il valoir.
Le Code criminel prévoit qu’une sanction juste vise à dénoncer à la fois le comportement illégal et le tor t causé par celui- ci aux victimes ou à la collectivité, à dissuader quiconque de commettre de telles infractions, à assurer la réparation des tor ts causés aux victimes ou à la collectivité, mais également à favoriser la réinsertion sociale des délinquants, fait remarquer M. Hijazi. Le juge François Huot, qui a entériné mercredi les réponses aux accusations de M. Bissonnette, déterminera la peine à « la lumière » de ces principes ainsi que « des circonstances aggravantes et atténuantes propres au cas », explique-t-il.
« Est-ce qu’éliminer la possibilité de réhabilitation, un principe de justice fondamental, dans tous les cas constituerait une peine cruelle et inusitée ? » s’interroge M. Hijazi tout en pointant la Charte canadienne des droits et libertés. « Là, on parle d’un jeune individu que l’État va devoir entretenir. Lui ou n’importe quelle autre personne dans les mêmes circonstances [ se dirait :] “À quoi ça sert de suivre des cours dans la prison ? À quoi ça sert de suivre une psychothérapie ou de suivre les recommandations d’un thérapeute ? À quoi ça sert de suivre un programme de réhabilitation ?” Ça ne lui sert à rien parce qu’il ne va jamais sortir », poursuit-il.
La Commission des libérations conditionnelles du Canada (CLCC), qui joue d’ordinaire un rôle de premier plan dans « la réintégration en temps oppor tun des délinquants comme citoyens respectueux des lois », aura pieds et poings liés par la peine d’emprisonnement ferme de 25 à 150 ans à laquelle pourrait être condamné Alexandre Bissonnette.
En plus de « tuer moralement » un jeune adulte qui reçoit une peine d’emprisonnement excédant son espérance de vie, les peines consécutives entraînent de « lourdes conséquences » sur le milieu carcéral ici comme ailleurs. « [Dans certains cas,] ça met en danger le reste de la population carcérale et le personnel. À quoi ça va lui servir d’avoir un bon comportement ? » souligne Walid Hijazi.
Aujourd’hui, la société canadienne dispose d’ « autres outils » pour empêcher un individu de quitter le pénitencier : la Déclaration de délinquant dangereux figure parmi eux. Le violeur et tueur en série de Scarborough Paul Bernardo a été déclaré « délin- quant dangereux » en 1995. Il ne ressortira probablement jamais de prison. Le tueur d’enfants Clifford Olson s’est quant à lui fait refuser ses deux demandes de remise en liberté et est mort en prison après 29 années derrière les barreaux.
Jusqu’à la Cour suprême?
La Cour suprême devra tôt ou tard statue r sur la constitutionnalité des peines consécutives, selon Jean-Claude Hébert.
À ce jour, la Cour suprême « n’a pas été trop généreuse dans l’interprétation » de l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui prescrit que « chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités » . « Mais les portes sont encore ouvertes. Il ne faut pas désespérer », ajoute-t-il, se disant persuadé que le plus haut tribunal du pays pourrait suivre le « raisonnement qui a bien du sens » de la Cour européenne des droits de l’homme. Celle-ci ac on venuqu’ « une peine qui devenait incompressible par sa durée violait la disposition de la Convention européenne des droits de l’homme dans la mesure où il n’y avait pas une possibilité de donner une dernière chance à la personne et que son cas puisse être révisé par l’auto rité compétente du pays concerné », résume l’avocat.
Enfin, M. Hébert reproche au gouvernement fédéral d’abdiquer ses responsabilités en maintenant intactes les peines consécutives. « C’est de la lâcheté politique », lance-t-il.