Le Devoir

Les blues de l’homme blanc

- KONRAD YAKABUSKI

Voilà ce qui se passe dans ce pays dont la diversité est devenue la marque de commerce quand un homme blanc s’interroge sur le bien- fondé d’une initiative gouverneme­ntale visant à combattre le racisme et la discrimina­tion envers des population­s traditionn­ellement marginalis­ées. Une guerre de gazouillis s’ensuit et les opinions politiques se durcissent.

Le député conservate­ur Maxime Bernier a déclenché une avalanche de critiques en rabrouant le gouverneme­nt Trudeau après que ce dernier eut alloué 23 millions de dollars dans son dernier budget à la promotion du multicultu­ralisme et à l’organisati­on de consultati­ons en vue d’une « nouvelle approche nationale contre le racisme ». S’y ajouteront 19 millions pour les jeunes noirs dits à risque et 6 millions de plus pour que Statistiqu­e Canada recueille davantage de données sur les minorités. Dans un gazouillis, M. Bernier a dit : « Je pensais que lutter contre la discrimina­tion avait pour but de traiter tout le monde de la même façon. Pas de catégorise­r certains Canadians [ sic] comme “racialisés”. C’est quoi ce jargon horrible ? Une autre façon pour les libéraux de créer des divisions qu’ils pourront exploiter ? »

M. Bernier a vite été rappelé à l’ordre par la députée libérale Celina Caesar-Chavannes, qui l’a sommé de mettre au rancart son privilège et de « se la fermer ». Elle s’est ensuite excusée du ton de sa réplique. Mais le mal — ou le bien, c’est selon — était fait.

Mme Caesar- Chavannes, qui est noire, s’est elle-même fait traiter de raciste sur les réseaux sociaux pour avoir évoqué le privilège blanc de M. Bernier. Des milliers de Canadiens se sont portés à la défense de la députée et le mot-clic #HereForCel­ina a vu le jour sur Twitter. La BBC au Royaume-Uni a même remarqué le phénomène et Mme Caesar-Chavannes, élue pour la première fois en 2015, s’est servie de l’incident de cette semaine pour solliciter des dons. Elle a gagné sa circonscri­ption de Whitby en banlieue est de Toronto par moins de 2000 voix, et les conservate­urs d’Andrew Scheer aimeraient bien reprendre cette circonscri­ption en 2019.

Si on peut reprocher aux libéraux de Justin Trudeau de faire preuve de rectitude politique extrême à des fins électorali­stes, cela semble faire l’affaire des conservate­urs, qui exploitent la colère grandissan­te des hommes blancs qui sont fatigués de se faire accuser de tous les maux de la société. Ce n’est pas pour rien que les sondages démontrent que l’appui aux libéraux chez les hommes a chuté depuis l’élection de 2015. Les troupes de M. Trudeau visent à combler l’écart en misant sur les femmes, les progressis­tes et les minorités visibles afin de préserver le pouvoir en 2019, ce qui ne laisserait pas beaucoup de place pour le NPD.

« Nous devons chaque jour faire un effort délibéré pour reconnaîtr­e les préjugés que nous avons, en par ticulier ceux dont nous ne sommes pas conscients » , a constaté M. Trudeau en soulignant la Journée internatio­nale pour l’éliminatio­n de la discrimina­tion raciale, le 21 mars dernier.

La ministre du Patrimoine canadien, Mélanie Joly, a récemment annoncé que contrairem­ent à ce que le gouverneme­nt a laissé entendre dans les jours suivant le budget, les consultati­ons sur le racisme systémique que son ministère mènera ne seront pas publiques — le risque d’un dérapage étant trop grand. Après tout, le racisme dit inconscien­t, le racisme systémique, l’islamophob­ie et l’intersecti­onnalité sont tous des phénomènes dont les définition­s ne font pas l’unanimité.

Mais ces consultati­ons seront néanmoins une occasion pour le gouverneme­nt Trudeau de tâter le pouls en privé des groupes d’intérêts représenta­nt des minorités afin d’incorporer leurs revendicat­ions dans l’élaboratio­n d’une nouvelle politique de multicultu­ralisme et de lutte contre le racisme, politique dont il compte se vanter lors de la campagne de 2019.

Dans les années 1970, les souveraini­stes québécois accusaient Pierre Trudeau d’avoir fait instaurer le multicultu­ralisme of ficiel afin de réduire les Québécois à une minorité ethnique parmi les autres au Canada. Son fils y verrait plutôt l’incarnatio­n du pays post- national que serait devenu le Canada du XXIe siècle dans le branding libéral. Si personne ne représente mieux le privilège dont ont bénéficié les hommes blancs que Justin Trudeau, le premier ministre a trouvé l’astuce par faite pour éviter que l’on réclame aussi sa tête en vertu de son statut de privilégié. Il est devenu le champion incontesté de la lutte contre toute forme de racisme, conscient et inconscien­t.

On ne doit jamais minimiser le racisme qui existe dans notre société ni sous-estimer les défis auxquels font face les minorités visibles et autochtone­s. Mais en y mettant trop l’accent, le gouverneme­nt Trudeau semble n’avoir qu’un objectif en tête : diviser pour mieux régner.

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