Entrevue avec Jorge Volpi
En passant par la mort de son père, Jorge Volpi se penche sur celle de son pays
Ses premiers livres prenaient tous l’ailleurs pour matière. À la recherche de Klingsor (Plon, 2001) mettait en scène une apocalypse nucléaire nazie, Le temps des cendres s’inspirait de la catastrophe de Tchernobyl, Le jardin dévasté abordait sur un ton intimiste le drame de la guerre en Irak, alors que Les bandits (Seuil, 2008, 2009 et 2015) explorait la crise financière aux États-Unis.
Mais c’est avec Una novela criminal (à paraître en traduction française en 2019) que Jorge Volpi, chef de file de la « génération du crack » et l’un des écrivains les plus importants de la nouvelle génération littéraire latinoaméricaine, vient de se voir attribuer en Espagne le prestigieux prix Alfaguara. Une distinction qui permettra à son livre, espère-t-il, d’avoir une résonance dans toute l’Amérique latine.
À travers l’affaire Florence Cassez, une Française qui a passé sept ans en prison au Mexique pour une histoire d’enlèvement, l’écrivain né en 1968 a composé un roman sans fiction dans lequel il explore les failles béantes du système judiciaire mexicain.
Un essai autobiographique
Et dans Examen de mon père, un essai autobiographique qui vient de paraître, il se penche en « dix leçons d’anatomie comparée » sur la mort de son père survenue en 2014 et sur son pays, le Mexique. Volpi a structuré son livre autour des parties du corps ( coeur, main, cer veau, foie), autant de symboles qui lui permettent de parler de passion, de pouvoir, de vie intérieure ou de mélancolie.
« Sa dégradation accélérée est devenue pour moi, écrit-il, une métaphore de celle de notre pays dont il déplorait si vivement les tares. » La violence liée au narcotrafic, l’indifférence à la violence, la corruption généralisée sont les maux qui affligent et gangrènent ce pays de 130 millions d’habitants. Médecin chirurgien aux racines italiennes, personnage conservateur et tyrannique, amoureux des arts et secret, le père de l’écrivain était un homme aux multiples contradictions.
« Pour moi, il y a deux Mexique », explique dans un français presque parfait Jorge Volpi, joint par téléphone à Mexico.
« Le Mexique où je suis né, le Mexique de mon père, était dirigé par un par ti autoritaire, plus ou moins hégémonique, le PRI [ Parti révolutionnaire institutionnel], mais à l’époque on savait quand même que le pays était un pays pacifique, à tout le moins lorsqu’on le comparait aux autres pays de l’Amérique latine, qui avaient des régimes militaires, des révolutions, des guérillas, etc. Le Mexique, pour nous, était un pays compliqué, oui, mais c’était aussi un pays qui imaginait pour lui-même un futur plutôt brillant. »
Juriste de formation, Volpi a vécu une dizaine d’années à l’étranger à partir du milieu des années 1990 — en Italie et en Espagne, aux ÉtatsUnis, mais aussi en France, où il a été attaché culturel à l’ambassade du Mexique, puis directeur de l’Institut du Mexique à Paris.
« Malheureusement, quand je suis revenu, poursuit- il, j’ai trouvé quelque chose de terrible. J’ai retrouvé mon père avec une santé très fragile, mais de l’autre côté, j’ai aussi retrouvé un Mexique qui m’a paru profondément transformé par la violence déclenchée par la guerre contre le narcotrafic. »
Jorge Volpi trace ainsi un parallèle entre son père, qui avait pris sa retraite et glissé dans une sorte d’irrémédiable mélancolie, et le Mexique qu’il a trouvé après de longues années à l’étranger, un pays transformé par ce qu’il appelle les « années de poudre » et qui lui a semblé souffrir d’une profonde « maladie de l’âme ».
Parti nationaliste de gauche à l’origine, au pouvoir sans partage pendant 70 ans au Mexique jusqu’en 2000, le PRI, toujours nationaliste,
s’est peu à peu déplacé vers le centre droit. Aujourd’hui, les politiques économiques néolibérales dominent le Mexique. L’explosion de la violence et l’apparition du néolibéralisme ont été presque parallèles, croit d’ailleurs l’écrivain.
Mais Jorge Volpi, qui sait les changements dont est capable l’Histoire, garde espoir et rejette avec vigueur le fait que la violence soit un problème proprement mexicain. « La violence au Mexique est la même que celle qu’a connue la Colombie il y a quelques années ou que l’Europe a vécue il y a 50 ans, estime-t-il. Elle est étroitement liée aux conditions sociopolitiques. » Des conditions surtout circonstancielles, qui peuvent être les mêmes pour d’autres pays.
Et comme une façon de survivre à la corruption et à la violence, son père, un francophile qui se sentait très peu Mexicain, avait pour sa part choisi de pratiquer une forme d’exil intérieur, nourri de musique classique et de fantasmes sur l’Italie — où il n’a jamais mis les pieds.
« En même temps, malgré son éducation sentimentale européenne, si on veut, il était très mexicain, ajoute Volpi. Même physiquement. Mais pour nous, il y avait toujours cette idée d’une patrie qui se trouvait ailleurs… »