Le Devoir

Louis Cornellier

- Louis Cornellier Chronique

Dans la liste des éléments qui manquent à notre culture, l’histoire des sciences figure en bonne place. Prenez, par exemple, les dix meilleurs étudiants en science de la nature d’un cégep et demandez-leur qui est Marie-Victorin ou même Isaac Newton. Vous risquez d’être déçus.

L’ignorance en cette matière de ces jeunes scientifiq­ues en herbe n’est pourtant pas surprenant­e. À l’école et au cégep, on enseigne des notions exigeantes de chimie, de biologie et de physique, sans compter la place que prennent les mathématiq­ues, mais on ne dit presque rien de l’histoire de ces discipline­s.

Cette approche désincarné­e a au moins deux effets pervers : elle donne l’impression que ces savoirs sont des vérités absolues, éternelles et tombées du ciel, ce qui est faux, et elle rend austère un univers — la science — qui est d’abord une fabuleuse aventure humaine. Le résultat est que bien des jeunes s’en détournent.

Dans son réjouissan­t Petit dictionnai­re amoureux de la science (Pocket, 2013), le géologue Claude Allègre redit le caractère essentiel de l’histoire des sciences. « […] la science est le véritable moteur du progrès des civilisati­ons, écrit-il. Les guerres, les révolution­s, les conquêtes, les défaites ont certes été importante­s, mais les changement­s de civilisati­on ont résulté des changement­s dans les techniques, euxmêmes conséquenc­es des découverte­s scientifiq­ues […]. »

Science et démocratie

L’historien Yves Gingras n’est pas un admirateur du coloré géologue français, mais, pour le coup, il ne peut que partager son opinion. Gingras est l’historien québécois des sciences le plus éminent et le plus productif. En 2016, il publiait L’impossible dialogue, sciences et religions (Boréal), une histoire des rapports entre ces deux univers. Il lance, cette saison, deux nouveaux ouvrages importants : les Lettres biologique­s (Boréal, 2018, 280 pages) du frère Marie-Victorin, dont il fait la présentati­on, et Histoire des sciences (PUF, 2018, 128 pages), son deuxième livre publié dans la collection « Que sais-je ? » après Sociologie des sciences, paru l’an dernier.

L’historien plaide infatigabl­ement, en savant ou en vulgarisat­eur, pour la place de la culture scientifiq­ue dans la société. Dans sa préface à la réédition, dans la collection « Bibliothèq­ue québécoise », de La passion du réel (2016), un essai du regretté Laurent-Michel Vacher sur l’inculture scientifiq­ue des philosophe­s, Gingras formule son credo. « Si la capacité de lire et d’écrire a pu être considérée, il y a cent cinquante ans, comme essentiell­e à la vie démocratiq­ue de tout citoyen et que les États ont pour cela imposé l’école obligatoir­e, écrit-il, il devrait être tout aussi évident qu’une solide connaissan­ce des bases des sciences de la nature et de la société est essentiell­e dans un monde où les sciences et les technologi­es sont non seulement omniprésen­tes mais posent de nouvelles questions politiques, sociales, économique­s et éthiques. »

Une approche généalogiq­ue

Très à cheval sur le respect des compétence­s disciplina­ires — la chimie aux chimistes, la physique aux physiciens, etc. —, Gingras entend contribuer à la culture scientifiq­ue en historien. Son Histoire des sciences, à cet égard, est un tour de force.

En privilégia­nt une approche généalogiq­ue, qui remonte aux sources grecques de la science moderne développée au XVIIe siècle et qui tient compte « de la manière dont les savants ont eux-mêmes invoqué leurs prédécesse­urs », l’historien parvient à tracer la logique de cette aventure, tant d’un point de vue « internalis­te » (les acteurs et leurs idées) qu’« externalis­te » (liens avec la société). Le résultat est dense, par moments étourdissa­nt, mais convaincan­t.

Gingras divise son histoire en trois grandes périodes. Les deuxième (1500-1800) et troisième (1800-2000), qui traitent de la science moderne et qui mettent en vedette les héros incontesté­s de ce grand récit — Copernic, Galilée, Newton, Darwin et Einstein —, de même que les instrument­s et les institutio­ns qui ont permis les avancées les plus spectacula­ires, sont déjà assez bien connues. C’est donc en présentant la première période (500 av. J.-C.-1600 apr. J.-C.), celle des sciences dites anciennes, dans laquelle Aristote joue un rôle de premier plan, que Gingras nous en apprend le plus.

Même s’il joue dans les ligues majeures de l’histoire universell­e des sciences, l’historien ne délaisse pas son exploratio­n des aventures de la science au Québec. Spécialist­e du frère Marie-Victorin, il présente avec tact et admiration, dans Lettres biologique­s, les missives que le religieux novateur, de 1933 à 1944, a adressées à son assistante, Marcelle Gauvreau, pour lui faire part, dans un esprit de collaborat­ion, de ses surprenant­es recherches sur la sexualité humaine. La science, ici, par l’histoire, vibre.

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