Turlutez-nous ça !
J’admire le répertoire de La Bolduc depuis ma prime jeunesse. Elle n’est jamais complètement tombée en désuétude, icône et trésor national. D’une génération à l’autre, surtout durant le temps des Fêtes, bien des Québécois seront tombés sur elle avec le sourire doublé d’un éclair d’admiration. Moi aussi. Sa gouaille, son humour, son génie pour capter les misères et les plaisirs du peuple affligé durant la grande Crise, duquel elle cherchait à garder le moral, méritaient de traverser les âges : « Ça va v’nir, pis ça va v’nir. Décourageons-nous pas. Moi, j’ai toujours le coeur gai et je continue à turluter. »
Merveilleuse Mary Travers! La grande Gaspésienne (1895-1941) aura été à la jonction des deux courants majeurs de notre tradition orale. Bercée par les reels du père irlandais qui l’initia à l’archet et par les chansons traditionnelles de la mère francophone. À une époque où les veillées s’enflammaient au son des violoneux sur tapements de pieds, sets carrés, chansons à répondre et baisers volés, elle s’était forgé un avenir sans s’en douter.
Côté Bolduc, côté Casgrain
Poussant la note avec son harmonica, son violon et son ruine-babines, cette femme aura composé plus tard tant de bonnes chansons qu’en regardant le film sur elle de François Bouvier, j’ai trouvé dommage que le cinéaste n’ait pas mis davantage l’accent sur son répertoire.
La Bolduc, sur un scénario de Frédéric Ouellet adapté de la vie de l’auteureinterprète du Bouton su’l’bout d’la langue, gagne nos cinémas le 6 avril. Je lui souhaite un succès analogue à celui du Louis Cyr de Daniel Roby en 2013 sur notre champion aux gros bras.
Dans La Bolduc, il est beaucoup question de condition féminine, à une époque où la permission écrite du mari était requise pour la moindre transaction d’affaires. Or, cet angle tombe à pic à l’ère des #MoiAussi, rappelant à quel point les femmes reviennent de loin. Hier encore, elles ne pouvaient ni faire de chèques ni voter au Québec, étant mineures selon la loi. Quand le mari buvait la paye familiale, de saintes femmes avaient beau ravauder des chaussettes ou faire des ménages pour gagner quelques sous, leurs chances d’émancipation demeuraient bien minces. La Bolduc fut une pionnière, qui obtint par son agent, après signature du mari qui n’y comprenait goutte, le droit d’administrer ses revenus.
À travers le destin de cette dynamo généreuse et courageuse (La Bolduc enterra neuf enfants et mangea de la vache enragée), une époque de misère et de bouillonnement surgit. Le film offre aussi à plusieurs spectateurs l’occasion de découvrir ses chansons replacées dans le contexte de la Crise (ainsi Sans travail et La grocerie du coin).
La distribution est parfois inégale, mais Debby Lynch-White apparaît formidable dans la peau de La Bolduc. Idem pour Émile ProulxCloutier, en mari humilié de voir sa femme devenir soutien de famille, et pour la jeune Rose-Marie Perreault, en fille de la vedette rêvant d’Hollywood.
On ne parle pas de chef-d’oeuvre, mais François Bouvier sait y faire, et son film émeut, éclaire et roule sans temps morts.
Comme les parents de Louis Cyr (et de Jack Kerouac, en aller simple), ceux de Mary Travers tentèrent leur chance « aux États » avant de revenir s’établir au Québec. Ces mouvements d’exode économique (un million de Québécois firent le saut entre 1840 et 1930) expliquent la présence des branches exilées de l’autre côté de la frontière, à la langue effacée.
« Féministe malgré elle », dit-on de La Bolduc. Dans le film s’entrecroisent les destins de cette mère de famille modeste, épouse modèle convertie au spectacle à cause du chômage du mari, et de la grande bourgeoise Thérèse Casgrain (jouée par Mylène Mackay). Toutes deux se seront fait connaître sous les noms des maris.
La militante suffragette allait obtenir le droit de vote pour les Québécoises en 1940, la remise des chèques d’allocations familiales aux mères de famille cinq ans plus tard, en plus de contribuer à fonder la Fédération des femmes du Québec en 1966. Si loin, si proche…
Rappelons que l’opiniâtre Thérèse Casgrain (1896-1981) était la fille de l’homme d’affaires et avocat montréalais Rodolphe Forget. À Saint-Irénée, dans l’ancien paradis de villégiature construit au début du XXe siècle par ce riche député conservateur de Charlevoix, le Domaine Forget, camp musical et scène de concert, accueille virtuoses, étudiants, danseurs et mélomanes, sur vue imprenable. Déjà, durant l’enfance de Thérèse, l’endroit attirait des artistes, des intellectuels, des politiciens, qu’elle écoutait parler. Si le manoir a brûlé en 1965, plusieurs bâtiments secondaires demeurent du domaine bordé d’arbres, au jardin désormais parsemé de sculptures.
Tout ça n’est pas dans le film, mais explique à quel point la vie culturelle et sociale québécoise s’appuie sur le socle d’un passé vivace. Les génies des lieux, des aléas de l’histoire et des créateurs d’antan vivent encore. Ouvrez l’oreille. Un écho sonore perpétue leurs voix…