Y a-t-il une danse nordique ?
La question revient : le territoire influence-t-il la création et les créateurs?
La danse, par définition langage du corps et du mouvement, est reconnue pour son universalité, sa capacité à franchir la frontière des langues, et les frontières, même. L’événement Printemps nordique, qui emmène une série d’artistes de la Scandinavie en les présentant comme une « invitation à réfléchir à ce qui est commun à la culture nordique dont le Québec fait partie, lui aussi » , pousse à se reposer la question : le territoire influence-til la création, l’âme du créateur ? Y at-il une danse nordique ?
« Plus jeune, je me tenais très loin de ces lectures- là » , répond d’emblée la Nor végienne Ina Christel Johannessen, « jusqu’à dire que je n’étais ni Nor végienne, ni Scandinave, mais que je n’étais que moi — un individu, une artiste. Mais je vois de plus en plus ce qui me colore, et il y a quelque chose de scandinave. »
La chorégraphe, reconnue pour son usage de scénographies proches de celles du théâtre, qui intègre dans ses danses les expressions du visage comme les émotions et les pensées de ses interprètes, souligne toutefois, en contrepoint, que sa compagnie est composée de danseurs qui viennent de partout — dont Anne Plamondon, d’ici, égérie entre autres de Victor Quijada du Groupe Rubberb-and-Dance.
« Je ne fais pas de l’art pour promouvoir la Finlande, répond de son côté Tero Saarinen, mais oui, je porte en moi ce paysage mental où j’ai grandi. Je ne peux nier être chargé de ces épices, ces sentiments, ces tempéraments de la Finlande et de la nordicité » , indique l’ex- danseur du Ballet national de Finlande.
Chantal Pontbriand, fondatrice du défunt Festival international de nouvelle danse ( FIND), qui a permis à par tir des années 1980 aux danses contemporaines d’ailleurs d’être vues ici, estime que la question ne se pose plus. « À par tir du deuxième FIND, en 1987, j’ai axé chacune des éditions sur un pays ou une région du monde au fur et à mesure que la nouvelle danse s’y cristallisait, que cet endroit dans le monde émergeait sur la planète “nouvelle danse”. Le dernier dans cette optique fut le 9e FIND, en
1999, avec Afrique aller-retour. Mais à partir du moment où il y avait de la nouvelle danse en Afrique, il n’était plus nécessaire de continuer à tracer cette car tographie de la danse en émergence, car elle avait de toute évidence imprégné tous les continents. » D’autant que les idées contemporaines, qui voyagent désormais plus facilement, plus rapidement, et presque par tout grâce à l’évolution des communications, semblent a- territoriales. La danse conceptuelle, par exemple, est prati- quement un no man’s land, qui se retrouve partout sur la planète.
« Par ailleurs, poursuit Mme Pontbriand, je n’ai jamais vu ces axes “territoriaux” comme étant quelque chose de narratif, un signe d’exotisme lié à l’identité — exemple : la “nordicité” comme on en parle aujourd’hui ou l’africanité comme on aurait pu en parler en 1999. Je vois plutôt les choses en termes d’énergie et d’intensité. »
Interrogés séparément, la chorégraphe norvégienne et son collègue
finlandais nomment des éléments fort similaires lorsqu’ils parlent de l’influence de la Scandinavie sur leur imaginaire créatif. « La dureté du climat, la noirceur [“the darkness”], que les Canadiens connaissent aussi en hiver », énumère Mme Johannessen. « Les grands changements de lumière entre l’été et l’hiver. Le vide, l’espace — nous sommes cinq millions en Norvège, pour un pays assez grand, très long. En résulte une solitude. Je pense que ça colore mes oeuvres. Je pense aussi que ma relation au non-dit, à certaines invisibilités — jusqu’au nom de ma compagnie, zero gravity… —, comme si le sens n’apparaissait jamais au premier regard, vient en partie de là. Il faut souvent re- regarder pour bien voir, bien comprendre, et dans mes oeuvres aussi. »
« C’est cliché, dit de son côté M. Saarinen, mais il y a toujours cette solitude — car nous sommes isolés. Et ce goût prononcé pour la lumière. Nous vivons ici des changements de lumière marqués : surexposés en été et confinés à la lumière artificielle en hiver. Il y a presque un côté cinématographique à nos vies, et c’est ainsi que je traite la lumière dans mes chorégraphies. »
Le froid a-t-il une influence sur le corps du danseur ? Le Finlandais croit que oui, sans trop détailler. « Dans cette pièce, je voulais parler d’isolement et de protectionnisme. On le voit dans les costumes — nous sommes surhabillés, comme des astronautes perdus, comme on le fait ici en hiver, quand on ne reconnaît même plus dans la rue qui est qui tant on se protège. Et c’est ce qui m’effraie aujourd’hui, de voir comment on se surprotège, socialement, des autres, en ayant peur de se laisser influencer. »
Car pour les deux ar tistes, l’universalité de la danse — et c’est sa beauté, précise M. Saarinen, — est supérieure à toute empreinte d’identité nationale. « J’ai pu travailler en Afrique, en Corée du Sud, au Japon, dans une célébration d’un langage non verbal qui se transmet au- delà des nations. » Il y aurait un danger, mentionne- t- il, à penser l’art sous l’angle de la nationalité. Même si le lieu peut assurément influencer l’âme, et donc l’imaginaire.