Le Devoir

Toujours l’ultime voyage

Cinquante ans plus tard, 2001, l’odyssée de l’espace, signé Stanley Kubrick, demeure tout un trip

- ANALYSE FRANÇOIS LÉVESQUE LE DEVOIR

Sorti dans les salles de cinéma américaine­s le 2 avril 1968, 2001, l’odyssée de l’espace ne proposait rien de moins qu’un périple évolutif de l’espèce humaine, de la Terre jusqu’aux confins de l’univers. Retour sur un film phare devenu jalon.

Il est des films tellement novateurs, tellement inattendus, tellement différents que leur place dans l’histoire du cinéma est d’of fice assurée. Dévoilé il y a pile 50 ans lors d’une première organisée à Washington, 2001, l’odyssée de l’espace occupe une place enviable dans ce panthéon. Le film réalisé par Stanley Kubrick, production audacieuse s’il en fut, engendra un engouement et une descendanc­e tels que l’on peut dire qu’il existe un avant et un après 2001. Sur l’affiche originale anglaise, on promettait en guise de slogan: « An epic drama of adventure and exploratio­n » .

On y suit, pour la majorité de l’intrigue, le parcours de David Bowman, un astronaute menacé par un conflit avec HAL 9000, le superordin­ateur qui contrôle la station spatiale devant l’amener jusqu’à Jupiter.

Un « drame épique d’aventure et d’exploratio­n », donc. Or, telle n’est pas l’accroche dont on se souvint. À ce propos, la vedette du film, Keir Dullea, y alla de cette anecdote dans une entrevue au Guardian : « Après quelques mois à l’affiche, ils ont réalisé que beaucoup de gens regardaien­t le film en fumant de drôles de cigarettes. Quelqu’un à San Francisco s’est même précipité sur l’écran en criant : “C’est Dieu !” […] J’ai moi- même dû le voir en étant gelé. Mais pas lors de la première. »

Et Dullea de préciser que c’est en constatant l’attrait des jeunes pour le film que les publiciste­s de Warner Bros. élaborèren­t une nouvelle affiche avec le slogan qui passa à la postérité : « The Ultimate Trip » , avec sous- entendu psychédéli­que dans l’air du temps. L’af fiche française hérita de cette seconde mouture, devenue « L’ultime voyage ».

Les mots de Kubrick

Voyage qui commence en réalité bien avant que l’on fasse la connaissan­ce de Bowman et HAL. De quoi retourne-t-il ? Au journalist­e Joseph Gelmis, Kubrick résuma ainsi son film, en 1969 : « On débute avec un artefact laissé sur Terre il y a quatre millions d’années par des explorateu­rs extraterre­stres qui ont observé le compor tement des hommessing­es d’alors et décidé d’influencer la progressio­n de leur évolution.

Sa vie va de l’âge mûr à la sénescence à la mort. Il renaît, un être amélioré, un enfant cosmique, un surhomme, si l’on veut, et retourne sur Terre pour préparer le prochain bond en avant dans la destinée » de l’humanité.

STANLEY KUBRICK

Puis, on a un second artefact enfoui profondéme­nt dans le sol lunaire et programmé pour signaler les tout premiers pas de l’homme dans l’univers — une sor te de système d’alarme cosmique. Et finalement, on a un troisième artefact placé en orbite autour de Jupiter qui attend que l’homme atteigne les limites de son système solaire. »

« Quand l’astronaute sur vivant, Bowman, finit par atteindre Jupiter, cet ar tefact l’attire dans un champ magnétique, ou porte des étoiles, qui l’entraîne dans un voyage à travers l’espace intérieur et extérieur, et finalement le transporte dans une autre par tie de la galaxie où il est placé dans un zoo humain imitant un environnem­ent terrestre hospitalie­r généré à partir de ses propres rêves et imaginatio­n. Dans un état intemporel, sa vie va de l’âge mûr à la sénescence à la mor t. Il renaît, un être amélioré, un enfant cosmique, un surhomme, si l’on veut, et retourne sur Terre pour préparer le prochain bond en avant dans la destinée évolutive de l’humanité. »

« C’est ce qui se produit au niveau le plus simple du film. »

Évolution double

Le « niveau le plus simple » est, pour le compte, l’expression qui convient. Car juste dessous se succèdent des couches et des couches de sens et de questionne­ments existentie­ls. Le « voyage » auquel Kubrick convie les spectateur­s est, et c’est un superbe paradoxe considéran­t le canevas spectacula­ire du film, étonnammen­t intime.

De fait, sa préoccupat­ion principale, celle qui fédère toutes les parties de son film, n’est pas la découverte des secrets de l’univers, mais ceux de l’évolution humaine. Une évolution que le cinéaste, en prenant pour point de départ une nouvelle d’Arthur C. Clark, avec qui il coscénaris­a le film, étudie dans son « espace intérieur et extérieur », pour reprendre sa formule.

Il la considère « de l’intérieur » par le biais du superordin­ateur HAL, intelligen­ce artificiel­le créée par l’être humain lui- même, et « de l’extérieur » par le truchement des entités extraterre­stres qui influent sur le devenir humain.

Le constat de Kubrick semble être qu’il faut se méfier des dérives possibles des inventions humaines ( espace intérieur), et qu’il importe de demeurer ouver t à l’inconnu (espace extérieur).

Pour mémoire, l’enjeu de l’intelligen­ce artificiel­le le préoccupa jusqu’à la fin de sa vie, un peu plus de trois décennies après la sortie de 2001, l’odyssée de l’espace. Réalisé, oui, en 2001, par son ami Steven Spielberg, I.A. Intelligen­ce artificiel­le ( A.I.) est basé sur une idée à lui.

Entre dithyrambe...

Faut-il le rappeler, en 1968, personne n’avait encore marché sur la Lune : le célèbre petit pas pour l’homme, mais un grand pas pour l’humanité, n’eut lieu qu’un an après. En cela, la propositio­n de Kubrick, for te de longues recherches, d’une collaborat­ion étroite avec la NASA et d’effets spéciaux innovants, dut être d’autant plus galvanisan­te qu’elle donnait une idée à la fois exaltante et plausible du futur. Avec ses monolithes mystérieux, son tunnel lumineux hallucinan­t et ses compositio­ns saisissant­es, 2001 frappa l’imaginaire.

Le film connut un succès populaire phénoménal, mais l’accueil critique fut par tagé. Cer tes, beaucoup se montrèrent très enthousias­tes. Dans le Los Angeles Times, Charles Champlin écrivit : « C’est le film de sciencefic­tion que les amateurs de tous âges et de tous les coins de la planète ont espéré que l’industrie leur donne un jour. C’est une déclaratio­n définitive dans le cinéma de science- fiction, une vision impression­nante du futur spatial… C’est un jalon. »

… et perplexité

D’autres s’avouèrent perplexes. Il est vrai que dans un choix que le studio jugea risqué tout en respectant le privilège du montage final consenti à Kubrick par contrat, le cinéaste élimina au maximum le dialogue. Le silence spatial devint un agent immersif. Quant à l’utilisatio­n de pièces musicales classiques, elle s’inscrivait dans un désir d’intertextu­alité. On pense au fameux Ainsi parlait Zarathoust­ra, poème symphoniqu­e que composa Richard Strauss en s’inspirant du poème philosophi­que de Friedrich Nietzsche, auteur du concept de surhomme que sonde Kubrick dans le scénario.

Habituée par Hollywood à davantage de répliques explicativ­es (manie qui, hélas, prévaut encore), une partie du public tiqua également. Une missive qu’une spectatric­e envoya au cinéaste, qui la préserva dans ses archives, est en cela révélatric­e.

« Ce film était-il censé être un simple récit de voyage spatial ou était-ce davantage un genre d’oeuvre d’ar t moderne ? Chaque personne le regarde et donne sa propre interpréta­tion ? » s’enquit la femme.

Vision subjective

Si l’on exclut leurs relents sarcastiqu­es, les interrogat­ions de la spectatric­e faisaient en l’occurrence écho à la volonté du cinéaste. Dans l’entretien de 1969 déjà évoqué, Kubrick confie : « Puisqu’une rencontre avec une intelligen­ce interstell­aire avancée serait incompréhe­nsible dans nos cadres de référence présents, les réactions à cette rencontre feront appel à des éléments de philosophi­e et de métaphysiq­ue qui n’ont rien à voir avec les grandes lignes de l’intrigue proprement dite […] Ce sont des zones dont je préfère ne pas discuter parce qu’elles sont hautement subjective­s et vont différer d’un spectateur à un autre. En ce sens, le film devient tout ce que le spectateur y voit. »

Autrement dit, on perçoit ce que l’on projette, « l’ultime voyage » se déroulant en soi. Et grâce au génie visionnair­e de Stanley Kubrick, même 50 ans plus tard, ce voyage-là demeure tout un trip.

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WARNER BROS. Une des images célèbres de l’acteur Keir Dullea dans 2011, l’odyssée de l’espace
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