Le Devoir

Des rêves en porcelaine, justes et équitables

Shary Boyle signe une expo inclusive et alimentée d’art inuit

- JÉRÔME DELGADO COLLABORAT­EUR LE DEVOIR CRITIQUE

Air du temps ou pas, à la Galerie de l’UQAM depuis le début de l’année, les communauté­s autochtone­s sont à l’honneur. La première grande exposition était consacrée à Maria Hupfield, artiste ojibwé; la deuxième, en cours jusqu’en avril, met en lumière l’art contempora­in inuit.

Fait à noter, et c’est peut- être enfin le tournant recherché après des années de revendicat­ion, l’espace accordé à ces ar tistes issus de groupes longtemps marginalis­és n’est pas chapeauté d’un titre généralist­e et sans propos du genre « Art autochtone d’aujourd’hui ».

L’exposition Terriens a peu de l’exotisme stéréotypé ou du regard anthropolo­gique. Elle n’est pas non plus teintée du ton politique, parfois nécessaire, que peuvent véhiculer des manifestat­ions où il s’agit de faire entendre des voix, des peuples.

À l’instar de Maria Hupfield, les Roger Aksadjuak, Shunivai Ashoona, Pierre Aupilardju­k et John Kurok exposés dans Terriens ont des pratiques qui se valent en soi, à elles seules. Le titre qui les réunit évoque leur travail de la céramique ( de la porcelaine et du grès, en particulie­r), mais aussi, sur tout, leur penchant pour des récits fabuleux ( ou spirituels) qui exaltent la vie sur terre.

« Nous sommes de la terre et du ciel, des habitants mortels de la terre qui rêvent d’une enveloppe spirituell­e ou extraterre­stre, écrit Shauna Thomson, conservatr­ice de la Fondation Esker, de Calgary, à l’origine de l’expo. [Les oeuvres] de Terriens puisent leur inspiratio­n de la condition terrestre ; elles sont à la fois transforma­tives et d’un autre monde, mais aussi profondéme­nt humaines. »

Une artiste de Toronto

Les temps changent et pas tout à fait encore. Car cette expo avec six artistes inuits, pensée à Calgary, est née dans la tête de Shary Boyle, l’artiste de Toronto consacrée comme une des voix fortes de la sculpture narrative au pays, remarquée pour ses figures en porcelaine.

Son envie de travailler en collaborat­ion et en échange avec d’autres créateurs et son souhait d’explorer « de nouvelles façons d’éliminer les divisions culturelle­s gratuites » sont à l’origine d’une invitation lancée à des artistes du Nunavut. Ça prend encore une sor te d’approbatio­n « blanche » , le sceau du Sud, pour inclure le Grand Nord.

Le rapprochem­ent entre Shar y Boyle et les artistes autochtone­s remonte à presque dix ans, au moment où la Torontoise avait exposé aux côtés de Shuvinai Ashoona, artiste de Cape Dorset. Les porcelaine­s à la fois étranges et familières de l’une trouvent écho dans les dessins à l’encre et au crayon de couleur de l’autre.

Cette première juxtaposit­ion a été suivie par une oeuvre à quatre mains — Universal Cobra Pussy ( 2011), un dessin où volent et pataugent des corps célestes, des sirènes et des mammifères marins en sang —, puis par une vraie exposition commune, intitulée Universal Cobra : Shuvinai Ashoona & Shary Boyle ( 2015) et présentée à la galerie montréalai­se Pierre- François Ouellette art contempora­in.

Shuvinai Ashoona accompagne de nouveau Shary Boyle. Si elle est la seule de l’expo Terriens à ne pas faire dans la sculpture, ses oeuvres se démarquent par leur nombre, par l’aplat de leurs couleurs vives et par leur ton faussement enfantin.

L’esprit d’ouverture, de collaborat­ion, voire de contaminat­ion créative plane sur cette exposition qui poursuivra sa route à l’automne en Colombie-Britanniqu­e. La notion d’auteur, si chère au monde de l’art, est quelque peu remise en question par de sinueuses tables- socles où s’entremêlen­t vases, statuettes et autres pièces des dif férents ar tistes, y compris celles de Shary Boyle.

L’imaginaire un brin surréalist­e, un brin baroque de Boyle a par le passé été rapproché des scènes oniriques qui occupent l’art inuit. Dans Terriens, la cohérence stylistiqu­e, matérielle et narrative des petits regroupeme­nts d’oeuvres rend difficile d’identifier le qui- fait- quoi.

L’artiste de Toronto, qui signe le commissari­at de l’expo, a soigné le parcours, le faisant débuter à l’UQAM par des oeuvres représenta­nt des mains et le fermant, à l’autre bout, par des bustes. Cette boucle bouclée fait ressortir l’importance du travail manuel, ou artisanal, dans la porcelaine contempora­ine, tout en donnant à la tête, et à son imaginaire, son rôle primordial.

On peut travailler en collégiali­té, apprécier la vie en communauté, s’influencer mutuelleme­nt avec bonheur, la vision personnell­e demeure à la source de l’expression artistique. Que l’on vienne du Grand Nord ou de la petite Toronto ne change rien.

Terriens

À la Galerie de l’UQAM (1400, rue Berri), jusqu’au 14 avril

 ?? M. N. HUTCHINSON/ M. N. HUTCHINSON/JOHN JONES ?? En haut : Shuvinai Ashoona, Compositio­n ( Creatures), 2015. En bas : vue de l’exposition Terriens, Fondation Esker, Calgary, 2017. Page de droite : Shary Boyle, Prayer Scarf, 2016.
M. N. HUTCHINSON/ M. N. HUTCHINSON/JOHN JONES En haut : Shuvinai Ashoona, Compositio­n ( Creatures), 2015. En bas : vue de l’exposition Terriens, Fondation Esker, Calgary, 2017. Page de droite : Shary Boyle, Prayer Scarf, 2016.
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