Le Devoir

Claudio Arrau, le plus grand pianiste du XXe siècle ?

Decca publie enfin le legs enregistré unique et vivant du musicien chilien

- CHRISTOPHE HUSS LE DEVOIR

Decca réédite en coffret l’intégralit­é du legs enregistré par Claudio Arrau pour Philips. Refaire ce parcours musical est une plongée dans un art unique.

Si les ressorts de l’art de Claudio Arrau ( 1903- 1991) restent mystérieux, on trouve dans un documentai­re réputé, L’art du piano, quelques indices, apparemmen­t anodins mais lourds de sens, qui permettent de mieux le cerner.

Daniel Barenboïm y rappelle que, bien que né au Chili, Arrau avait émigré très précocemen­t en Allemagne et y avait développé une véritable fascinatio­n pour la culture germanique. En entrevue à Radio- Canada pour l’émission L’heure du concert, Arrau rappelait que le seul maître dont il reconnaiss­ait l’influence était Martin Krause ( 1853- 1918), l’un des derniers élèves de Liszt.

Lui- même en était l’un des derniers disciples. Âgé de 16 ans à la mort de Krause, Arrau ne prendra plus aucune leçon de piano. Martin Krause avait appris au jeune Chilien le piano, la peinture, la littératur­e, la culture. Bref, la vie. Si l’on cherche une « lignée », Arrau n’est en rien un pianiste sud- américain, mais un artiste purement germanique, dans la veine d’Edwin Fischer ( autre élève de Krause), Wilhelm Backhaus ou Walter Gieseking.

La patte du tigre

Le chef Colin Davis, avec lequel Arrau a gravé sa dernière intégrale des concertos de Beethoven, un autre témoin de L’art du piano, y déclare : « Il avait une force énorme, mais sans agressivit­é. À la place des mains, il avait des pattes et il les plongeait dans le clavier en créant un son très riche, comme un orgue, un son jamais brusque ou staccato. »

Cette seule phrase résume tout ce que j’ai vu et entendu moi-même en concert. Oui, « des pattes », mais des pattes de tigre avec des doigts mobiles et doués d’un touché très subtil. Un miracle.

Reportons-nous finalement aux déclaratio­ns de Claudio Arrau dans le même documentai­re. « Si votre corps est relaxé, votre corps sera en contact avec la profondeur de votre âme — il faut bien le comprendre, c’est important ! S’il y a une tension dans la moindre jointure, vous empêchez le passage du courant musical

et émotionnel. Plus rien ne passera. » On ne tirera pas forcément de cette déclaratio­n une recette de cuisine pour jeunes pianistes. Par contre, on comprend bien que, chez Arrau, le son ne naissait ni de la main ni du bras, mais bien du corps. C’est tout le corps qui lui donnait cette matière et cette puissance.

L’ar t d’Ar rau c’est donc avant tout un art du son. Une production sonore « massive » et nourrie qui n’a rien à voir avec le son de Brendel par exemple ni avec une forme de ver ticalité, schématiqu­ement plus russe, et qui s’oppose évidemment au côté français translucid­e — je fais ici référence à Tagliaferr­o, Meyer, Casadesus ou Lefébure, plus qu’à l’ar t plus creusé d’un Cortot.

Le son au service de la profondeur

Chez Arrau, le poids du son va de pair avec le poids du sens. La production physique du son se met au ser vice de sa profonde fascinatio­n pour la culture germanique.

C’est parce qu’Arrau avait besoin de manger lors de son exil aux États- Unis que l’on peut l’entendre jouer du Rachmanino­v pour la bande sonore du film Rhapsody avec Elizabeth Taylor en 1954. Arrau méprisait la musique de Rachmanino­v, qu’il tenait pour un compositeu­r de musique de bar.

Son univers, c’était Beethoven, Brahms, Schumann, Liszt, Chopin, les dernières oeuvres de Schubert. Mais aussi Mozart et Bach, dont il fut l’un des premiers à jouer et à enregistre­r les Variations Goldberg. Et Debussy, qu’il attirait dans son monde.

Il faut apprivoise­r l’ar t d’Arrau, chercher à le comprendre. Le comprendre, c’est réaliser pourquoi Carlo Maria Giulini dirige le 1er mouvement de la Symphonie « Héroïque » de Beethoven en 20 minutes sans paraître lent ou pourquoi Kurt Sanderling, en prenant son temps dans les symphonies de Chostakovi­tch, donne à ses interpréta­tions la puissance d’un rouleau compresseu­r.

Le son et ses harmonique­s ont besoin d’un espace temporel pour se déployer. C’est pour cela que dans Liszt ou Schumann, si l’on juxtapose Arrau à d’autres interprète­s, on trouvera toujours plus vif ou plus brillant. Arrau ne se juxtapose pas à d’autres. Il s’approche individuel­lement afin que l’on entre dans son univers.

Lorsque le coffret compilant ses enregistre­ments de 1962 à 1991 est paru, des pianistes se sont exprimés, ici ou là, sur les réseaux sociaux. Ainsi, Michel Dalberto : « Ses interpréta­tions de Liszt m’ont permis de trouver mon chemin vers un compositeu­r qui était loin d’être un favori jusqu’au milieu des années 1980. Quant à ses Chopin, ils sont uniques, c’est- à- dire comparable­s à nul autre, et, les rares fois où je m’aventure ( imprudemme­nt) dans cet univers, Arrau est à peu près le seul dont l’approche et la couleur sonore me satisfont. »

Dans l’art d’Arrau, il n’y a pas de gestes; il y a de la matière. C’est pour cela que tant de ses interpréta­tions restent des références, les Nocturnes de Chopin par exemple. En recevant le coffret, j’ai ressorti un premier disque au hasard et suis tombé sur un album Liszt comprenant des Paraphrase­s de concert sur des opéras de Verdi. Sur ce seul CD choisi au hasard, écouter les trente premières secondes des Paraphrase­s sur Ernani, sur le Miserere du Trouvère ou (et surtout) les Réminiscen­ces de Boccanegra, c’est trouver des solutions de toucher, de sonorité et de phrasé que la plupart des pianistes mettront toute leur vie à chercher en vain. La fluidité des jointures…

Les critiques et limites ? Il n’y a ici guère de sourire, aucune frivolité qui rendent par exemple Mozar t et Schubert plus graves que nature. Mais ce sérieux et cette gravité du monde qui sous- tendent le regard d’Arrau sur les choses de la vie et de la musique rendent son regard très actuel et pertinent.

Évidemment, le massif onéreux et luxueux de 80 CD (74 CD Philips et 2CD de concerts et 4CD American Decca des années 1950) ne s’adresse pas à toutes les bourses. Mais le legs est majoritair­ement accessible isolément ou en cof frets par compositeu­rs à travers des rééditions antérieure­s. Il était capital de tout rassembler, et cette intégrale nous permet de souligner que l’art de Claudio Arrau reste unique et vivant.

Et à la réponse posée en titre, en ce qui me concerne ma réponse est oui, car de toutes les intégrales de pianistes (Rubinstein, Gould, Serkin, Brendel, Horowitz, Richter, Cziffra, etc.), c’est celle-ci que j’emporte sur mon île. Même si elle me prive de Rachmanino­v et de Prokofiev !

 ?? ALLAN WARREN CC ?? Chez Claudio Arrau, le son ne naissait ni de la main ni du bras, mais bien du corps. C’est tout le corps qui lui donnait cette matière et cette puissance.
ALLAN WARREN CC Chez Claudio Arrau, le son ne naissait ni de la main ni du bras, mais bien du corps. C’est tout le corps qui lui donnait cette matière et cette puissance.
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Claudio Arrau Complete Philips Recordings, Decca, 80CD, 483 2984

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