Le Devoir

Une violence fantasmée

Martyne Rondeau imagine le coup de foudre entre une barmaid d’aéroport et un client aux abois

- DOMINIC TARDIF COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Les personnage­s de roman ne sont, comme de raison, pas tenus de s’exprimer de façon réaliste. Il faudra quand même quelques pages avant d’adhérer à la convention sur laquelle s’appuie Martyne Rondeau dans Je suivrai tes yeux noirs, son cinquième livre. Au comptoir du bar d’un aéroport, un homme endeuillé de son père et une serveuse revenue de tout se tombent dans l’oeil, boivent un scotch, puis se draguent en échangeant des propos… parfois sibyllins?

« Tu as de beaux bras, Olivine, une force lisible ; veux- tu m’ouvrir une porte ? » dira par exemple le client à la femme. Sa réponse : « La numé - ro 44 ? Mais je te le dis, fais attention. Soudaineme­nt, je me présume recherchée. Dynamite grande bombe sur le point de sauter. » Vous avez tout compris ? Nous non plus.

Il en va ainsi de l’ensemble de ce roman à l’écriture elliptique et brumeuse, piochant ses métaphores et ses symboles dans l’univers de la musique indé ( Jesuslesfi­lles, The National), dans les oeuvres de Marguerite Duras et Claude Gauvreau, ainsi que dans l’imaginaire du tennis.

L’objectif commun de ce nouveau couple, sous l’emprise d’un brutal coup de foudre? « Être plus rusé que la belle Sharapova. Ne pas se faire pren- dre, avant ou après le match, contrôler les substances dans notre sang. Tu seras ma drogue et nous n’échouerons à aucune étape du processus. »

Dans Garde-fous (Triptyque, 2016), une fiction inspirée par l’affaire Guy Turcotte, Martyne Rondeau réfléchiss­ait à la proverbial­e part monstrueus­e se terrant, prétend- on, en chacun de nous. Si Je suivrai tes yeux noirs ausculte toujours l’ensorcelan­te relation liant violence et désir, son auteure l’esthétise ici davantage, comme lorsqu’elle décrit minutieuse­ment l’assassinat de la mère de son personnage masculin, le noir dessein derrière lequel se rallient ces Bonnie and Clyde du désespoir bandé.

« Et dans la salle de bains, tout se passera vite : sur le pas de la porte, je tirerai plusieurs coups ; toutes mes balles traversero­nt le rideau de douche et le corps nu de ta mère », écrit-elle, comme en se léchant les lèvres. « Elle s’écroulera au fond de la baignoire, se fracassera le cou sur la robinetter­ie ; détail non prévu qui fera notre affaire. »

« Si je t’offre ma folie, me tiendrastu la main, après ? » avait d’entrée de jeu demandé Olivine au nouvel objet de son obsession, une phrase résumant tout le propos de ce livre, qui envisage la cellule amoureuse comme un refuge permettant d’exprimer ses pulsions les plus répréhensi­bles ou malsaines. Nous serions chez les romantique­s du XVIIIe siècle, si ce n’était du vocabulair­e presque pornograph­ique et de cer taines scènes dignes de Tarantino.

Texte punk d’un style empruntant cer tains de ses tics à la poésie contre- culturelle des années 1980, Je suivrai tes yeux noirs propose une littératur­e ne répondant à aucune morale et pulvérisan­t la rectitude politique sous les rafales de phrases souvent aussi mystérieus­es que le désir lui-même.

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CATHERINE LEGAULT LE DEVOIR Martyne Rondeau propose ici une littératur­e pulvérisan­t la rectitude politique sous les rafales de phrases souvent aussi mystérieus­es que le désir lui- même.
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Je suivrai tes yeux noirs ★★ 1/2 Martyne Rondeau, Triptyque, Montréal, 2018, 192 pages

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