Le Devoir

Voyage aux racines de notre libido

Dans une oeuvre inédite, Michel Foucault sonde la part du christiani­sme dans l’expression du désir sexuel

- FABIEN DEGLISE LE DEVOIR

La chose est entendue, depuis 1967, même, au Canada : l’État n’a rien à faire dans les chambres à coucher. L’État ? Non ! Mais l’Église catholique, elle, n’aurait jamais vraiment quitté les lieux, à en croire le philosophe français Michel Foucault qui, depuis l’au- delà, 34 ans après sa mort, complète avec une heureuse surprise son « ontologie historique de nous-mêmes » et son archéologi­e de notre sexualité dans un texte inédit qui vient de paraître.

Les aveux de la chair — c’est son titre — était le chaînon manquant, et oublié, de son Histoire de la sexualité, « vaste étude sur la généalogie de l’homme du désir » amorcée en 1976 par la publicatio­n de La volonté de savoir, puis de L’usage des plaisirs ( 1984) et du Souci de soi ( 1984). Avec densité et érudition, Foucault y dresse la généalogie de la libido, mais aussi celle très actuelle de la verbalisat­ion des émotions, et remonte par le fait même au fondement du consenteme­nt, au contact des écrits des pères de l’Église : Tertullien de Carthage, Justin Martyr et surtout Augustin d’Hippone, dont la pensée se retrouve au coeur de cette exploratio­n intellectu­elle du désir.

« C’est un livre sur un sujet précis et historique que l’actualité réactualis­e », résume à l’autre bout du fil Frédéric Gros, spécialist­e de l’oeuvre du philosophe. C’est lui qui a établi l’édition de cet ultime chapitre. « Ces inédits font écho à l’affaire Weinstein, aux mouvements #MoiAussi ou #BalanceTon­Porc aussi, en revenant sur la manière dont s’est constituée dans l’Occident l’injonction à dire vrai sur son désir, mais aussi sur l’émergence de cette parole et le rapport entre la sexualité et la prise de parole. »

Mesurer la subjectivi­té

L’expérience chrétienne de la chair, point de rencontre du désir de la vérité, est à la racine de ces rapports, selon Foucault. Elle établit la manière dont « l’homme de désir » a vécu sa sexualité — ce « sismograph­e de notre subjectivi­té », comme il disait —, dans toutes ses dimensions, pendant des siècles. Et ce, jusqu’à l’arrivée de la psychanaly­se, qui a reformulé de manière laïque une grande part de cet héritage.

« L’idée forte chez Michel Foucault dans son Histoire de la sexualité, c’est que la subjectivi­té est cons - truite de l’extérieur dans les rapports de pouvoir qui fondent nos identités, résume Jorge Calderon, professeur au Départemen­t d’études françaises de l’Université Simon Fraser à Vancouver qui étudie depuis des années la pensée du philosophe. Ce rapport de pouvoir est inscrit dans le binarisme du genre, il construit la norme sexuelle, mais explique aussi les abus ».

Dans ce tome 4, l’analyse par Michel Foucault des « obligation­s chrétienne­s de vérité » , qui passent autant par la confession, le baptême, les rites de pénitence, le rapport à la virginité, l’abstinence ou les règles

du mariage, montre comment ces obligation­s ont métamorpho­sé « la préoccupat­ion de soi » et posé le cadre d’une éthique sexuelle procédant d’une « libidinisa­tion du sexe ».

« La libido, écrit Foucault au terme d’une lecture fine des écrits d’Augustin qui a défini cet “involontai­re de la concupisce­nce ”, au IVe siècle, n’est pas un aspect intrinsèqu­e de l’acte sexuel qui lui serait lié analytique­ment. Elle est un élément que la faute, la chute et le principe de “réciprocit­é de désobéissa­nce ” lui ont associé synthétiqu­ement. »

Cette conception du désir, tout comme la juridictio­n des actes sexuels ont circonscri­t la morale chrétienne, au fondement de nos sociétés, et l’ont fait, pas toujours dans les interdits et dans cette « austérité chrétienne » que Michel Foucault met largement en perspectiv­e dans cette étreinte cérébrale avec les pères de l’Église.

« La leçon la plus manifeste de ce livre, c’est que le christiani­sme n’a pas apporté un certain sens de l’interdit et de la censure qui a rendu notre sexualité triste et morose », résume Frédéric Gros en évoquant cette thèse « banalement orthodoxe », dit-il, voulant que la sexualité, solaire chez les Grecs, se soit refermée et remplie de culpabilit­é avec saint Augustin, dont la pensée, rappelle Foucault, séloignait de la dimension honteuse du sexe introduite dans le discours de l’Église par ses prédécesse­urs.

Intimité psychique

« Le sexe était triste aussi chez les stoïciens. Ce que le christiani­sme renforce toutefois, ce ne sont pas les interdits, mais plutôt notre rapport à l’expression du désir. Il met en place des dispositif­s d’introspect­ion psychologi­que qui n’existaient pas auparavant. La sphère de l’intimité psychique et son déploiemen­t se sont donc faits en passant par des techniques mises en place dans les premiers monastères chrétiens. »

Archéologi­e de la connaissan­ce, généalogie des pouvoirs, problémati­sation du sujet : les grandes assises de l’oeuvre et de la pensée de Michel Foucault convergent dans ces inédits, résultat du brassage d’une masse colossale de documents, avec la minutie qui était la sienne et dont la sortie en France, il y a plus d’un mois, n’est pas passée inaperçue, malgré l’hyperspéci­alisation du propos.

« Il y a eu un effet de surprise, relate M. Gros. C’est un livre dont on avait beaucoup entendu parler, sans savoir s’il existait toujours ou s’il avait été détruit au fil du temps. » Dans l’édition de L’usage des plaisirs et Le souci de soi, parue en 1984, quelques semaines avant la mort du philosophe, Les aveux de la chair y était pourtant mentionné comme le tome 4 de l’histoire de la sexualité avec la mention « à paraître » . L’attente qui a duré plus de trois décennies a conféré à l’oeuvre une dimension mythique, qui semble avoir ému les lecteurs au-delà des cercles spécialisé­s des fidèles de Michel Foucault. « Le succès est étonnant, parce qu’il s’agit d’un livre exigeant, qui n’a visiblemen­t pas découragé le public », poursuit Frédéric Gros.

Rappelons toutefois que Michel Foucault, deux ans avant de mourir, avait refusé toutes publicatio­ns posthumes. Or, Les aveux de la chair, selon les ayants droit, n’entre pas dans ce cas de figure, le manuscrit ayant été déposé par le philosophe aux éditions Gallimard en 1982. Sa publicatio­n a toutefois été retardée pour des raisons chronologi­ques, Foucault voulant d’abord aborder l’expérience gréco-latine de la sexualité et la place des aphrodisia, cette série d’actes sexuels « caractéris­és par la violence du désir qui les traverse », analysés dans les deux tomes précédents. « Michel Foucault n’a pas eu le temps de le corriger, dit M. Gros, mais il ne s’agissait ni d’une esquisse ni d’un brouillon, mais bien d’un livre complet, d’un texte achevé », qui, comme les précédents, alimente, sans jamais le fermer, le questionne­ment sur la sexualité et sa position au coeur de la culture occidental­e.

Il y a eu un effet de surprise. C’est un livre dont on avait beaucoup entendu parler, sans savoir s’il existait » toujours ou s’il avait été détruit au fil du temps.

FRÉDÉRIC GROS

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MARC GARANGER ÉDITIONS GALLIMARD Depuis l’au- delà, 34 ans après sa mort, Michel Foucault complète son « ontologie historique de nous- mêmes » dans un texte inédit qui vien de paraître.
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 ??  ?? Les aveux de la chair Histoire de la sexualité 4 Michel Foucault, Gallimard, Paris, 2018, 448 pages
Les aveux de la chair Histoire de la sexualité 4 Michel Foucault, Gallimard, Paris, 2018, 448 pages

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