Le Devoir

La pas si douce France de Mélikah Abdelmoume­n

L’écrivaine raconte ses douze ans de peur, d’indignatio­n et de solidarité dans un pays qui l’a usée autant qu’il l’a fait grandir

- DOMINIC TARDIF COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

« Ridiculeme­nt, j’écoute encore les infos à la radio française depuis mon retour à Montréal », laisse tomber Mélikah Abdelmoume­n, avec une parfaite conscience de ces instincts masochiste­s que reconnaîtr­ont les habitués de son oeuvre romanesque. « Mais là, faut que j’arrête, ça suffit! Quand il y a une longue période sans attentat, on retrouve ces débats d’idées qui font la marque de la radio française, mais avec l’attentat d’il y a quelques jours [à Trèbes, dans l’Aude], le même délire reprend. C’est anxiogène, cette démonisati­on des uns et cette héroïsatio­n des autres. »

Anxiogène, certes, mais pas autant que cette fréquentat­ion quotidienn­e de la peur que raconte l’écrivaine dans Douze ans en France, récit politique de ses années vécues à Lyon de 2005 à 2017, un séjour marqué par la hantise d’un énième attentat et par les obstacles administra­tifs qu’oppose l’État français à quiconque désire y vivre.

Ajoutez à ces inquiétude­s et à ces contrariét­és les préjugés enracinés dans le patronyme de cette Québécoise née à Chicoutimi. « Il y a une sorte d’air du temps qu’on sent en France quand on porte un nom de famille comme le mien, explique cette fille de père tunisien et de mère pure laine. J’ai découvert en arrivant en France que j’étais Arabe, alors que dans ma tête je n’avais toujours été que Québécoise. J’étais de celles qu’on appelle là-bas les “gens d’apparence musulmane”… faut quand même le faire ! »

« On est aux prises en France avec une classe politique et journalist­ique désespéran­te d’amnésie », poursuitel­le en évoquant un passage de son livre dans lequel le défunt père de l’autofictio­n, Serge Doubrovsky, lui raconte n’avoir jamais digéré l’étoile jaune qu’on lui cousait au blouson il y a trois quarts de siècle. « On ne sait pas bien si c’est par cynisme que Manuel Valls [ancien premier ministre français] multiplie les déclaratio­ns islamophob­es, ou simplement pour exister médiatique­ment. Est-ce qu’il pense ce qu’il dit? Il y a partout en tout cas une obsession pour les musulmans. J’ai parfois le goût d’écrire sur Facebook: “Arrêtez de parler des musulmans!” »

L’humain avant tout

En 2012, Mélikah Abdelmoume­n met pour la première fois les pieds dans un bidonville, aménagé par des Roms à l’ombre d’un restaurant de poulet frit, dans « les odeurs de friture écoeurante­s du KFC ». « C’était un tout petit terrain vague parsemé d’une quinzaine de cabanes de cinq à douze mètres carrés » , écrit- elle au sujet de « ces bicoques construite­s avec les poubelles des autres ».

« Ça a été un choc quand j’y suis entrée pour la première fois », se souvient celle qui, en plus d’apporter chaque semaine des vêtements et de la bouffe à ces boucs émissaires éternels, se prendra d’affection pour Viorica et ses enfants, une famille périodique­ment chassée de son campement, comme toutes les familles roms d’ailleurs.

« Je savais que ça existait, j’avais vu les mêmes images qu’on voit toujours à la télé, et qui finissent par faire écran, mais quand tu y entres pour vrai, tu dis bonjour, on te répond et tu passes instantané­ment de l’autre côté de l’écran ! Tu es face à un véritable être humain qu’à peu près personne ne considère comme un être humain. Une fois que tu sais que cette vie existe, tu ne peux pas désavoir. »

Un engagement d’une rare intensité, auquel la militante demeure fidèle même depuis le Québec, malgré de violents vents contraires. « Quand tu commences à t’impliquer, ça devient rapidement compliqué, parce que tout est fait pour maintenir de façon systémique les Roms dans la misère, se désole- t- elle. Tu te bats contre le système et tu te rends compte que tu ne peux rien contre le système. Tu ne peux qu’aider de façon microscopi­que. Je me souviens d’une dame qui m’avait dit un jour lors d’une conférence : “Vous ne changez rien en donnant une paire de bottes de pluie à une petite fille rom.” C’est vrai que je ne change pas le système, mais cette petite fille est assez importante pour qu’une saison dans sa vie, ça compte. Pour moi, elle n’est pas un chiffre dans le système, elle est un être humain. »

Grandie et usée

Après avoir un temps idéalisé le Québec depuis cette France qui la tyrannisai­t, l’expatriée déchantera d’un coup en apprenant la nouvelle de l’attentat à la mosquée de Québec, en janvier 2017.

« Je me souviens de m’être dit : “Mais là, où on va aller se réfugier ?” Le Québec était resté dans ma tête comme un havre. J’ai été encore plus mal à l’aise en constatant que les réactions à cet attentat étaient dans plusieurs cas aussi islamophob­es que les réactions aux attentats commis contre des mécréants en France. Il y aura un changement social profond à imaginer pour déconstrui­re cette islamophob­ie souvent déguisée en défense de la laïcité qui est portée par des gens qui sont par exemple convaincus d’être simplement antireligi­eux lorsqu’ils pourfenden­t le port du voile. »

« La France m’a grandie autant qu’elle m’a usée », écrit-elle pourtant, en célébrant tous ces professeur­s, ces intellectu­els et ces ouvriers indignés qui se mobilisent au nom du sort des Roms et d’une intégratio­n plus douce des nouveaux arrivants.

« Tu n’as jamais entendu une fille gueuler aussi rapidement que moi quand on parle un peu promptemen­t des Français au Québec ! C’est ce dont ceux qui se méfient des immigrés ne se rendent pas compte : s’ils savaient tout ce que les immigrés aiment et s’approprien­t de la France, ils tomberaien­t en bas de leur chaise. Je me suis adaptée, mais j’ai aussi adopté en par tie la France. C’est devenu un pays de coeur. »

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MARIE- FRANCE COALLIER LE DEVOIR Mélikah Abdelmoume­n fait le récit politique de ses années à Lyon.
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Douze ans en France Mélikah Abdelmoume­n, VLB, Montréal, 2018, 224 pages

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