Le Devoir

La transident­ité décomposée par le prisme télévisuel

Les personnage­s transgenre­s prennent de l’importance dans nos fictions

- MANON DUMAIS LE DEVOIR

Depuis janvier, il n’y a pas que la tension érotique entre Hubert (Thomas Beaudoin) et Fanny (Mylène St-Sauveur) qui a créé l’émoi dans les salons et sur les réseaux sociaux le mardi soir. Un autre personnage de la série de Richard Blaimert s’est aussi taillé une place dans le coeur des spectateur­s, celui de Jade, qu’incarne avec justesse André Kasper.

Jade est née dans le corps d’un garçon. Soutenue par ses soeurs Fanny et Frédérique (Christine Beaulieu), elle trouve le courage d’annoncer à son père (Henri Chassé) et à sa mère (Fanny Mallette) qu’elle ne souhaite plus être Justin. Avec une rare sensibilit­é, Blaimert raconte sa transition, le deuil qu’auront à faire ses parents de leur fils, le regard des autres qu’elle devra affronter hors du cocon familial.

« Le personnage de Jade aura un impact, croit Gabrielle Boulianne-Tremblay, qu’on a pu voir brièvement dans Hubert et Fanny. Une telle série peut être bénéfique pour les personnes concernées, mais aussi pour la société en général. C’est un beau coup de génie d’avoir eu l’audace d’aborder ce sujet en profondeur et avec humanité. »

L’actrice transgenre, révélée dans Ceux qui font les révolution­s à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau, de Mathieu Denis et Simon Lavoie, poursuit : « Les personnes trans ont des parcours similaires mais différents. Ce que j’aime beaucoup d’Hubert et Fanny, c’est l’approche familiale. On suit Jade dans son quotidien et dans son environnem­ent scolaire ; cela informe et sensibilis­e les spectateur­s sur la réalité des jeunes qui commencent leur transition. »

Modèles pluriels

Jade n’est pas le premier personnage transsexue­l à apparaître au petit écran québécois, mais c’est certaineme­nt le plus jeune. « De mémoire, c’est une première dans la fiction québécoise, mais dernièreme­nt, il y a eu des séries documentai­res, comme Je suis trans à Moi et cie, où on a donné la parole à des adolescent­s pour leur permettre de parler de leur transition », rappelle Stéfany Boisvert, chercheuse postdoctor­ale à l’Université McGill et chargée de cours à l’École des médias.

Si l’histoire de Jade s’avère un récit transident­itaire positif, d’autres séries évoquent les difficulté­s que rencontren­t les personnes transgenre­s chaque jour. Rappelons l’infirmière Gwendoline (Patricia Larivière), qui perdait son emploi après que MarieFranc­e Caron (Sophie Prégent) eut découvert qu’elle était une femme transsexue­lle dans Unité 9, de Danielle Trottier. Dans Trop, de Marie-Andrée Labbé, les parents de Pierre (Renaud Lacelle-Bourdon), patron d’Anaïs (Virginie Fortin), insistent pour l’appeler Marie-Pierre et le supplient de ne pas changer de sexe la veille de sa phalloplas­tie. À l’instar d’Hubert et Fanny, ces deux séries font oeuvre utile selon Gabrielle Boulianne-Tremblay: « C’est important de montrer différente­s facettes, autant négatives que positives. En ce moment, la tendance est positive, mais dans tous les cas, c’est constructi­f et bénéfique. »

« Ces deux exemples illustrent toute la complexité de la représenta­tion de la diversité », note Stéfany Boisvert. C’est important d’éviter de tomber dans les stéréotype­s négatifs, de présenter des récits d’acceptatio­n, mais d’un autre côté, il faut non seulement montrer la diversité dans les personnage­s, mais aussi dans les manières de raconter des histoires. Il ne faut pas que les créateurs nient les problémati­ques sociales que ces gens-là vivent encore, les formes de discrimina­tion dont elles sont encore victimes. Leur vécu peut être extrêmemen­t difficile, car la transphobi­e existe toujours. »

Sur ce point, Gabrielle BoulianneT­remblay souligne l’effet dévastateu­r qu’entraînent les propos transphobe­s tenus par des chroniqueu­rs bien en vue et les dérives de l’affaire « Monsieur, Madame » chez les personnes transgenre­s, d’où l’importance d’oeuvres inclusives, telles Laurence Anyways, de Xavier Dolan, et le cour t métrage Pre- Drink, de Marc- André Lemire, avec l’actrice trans Pascale Drevillon.

« On est rendu au point où l’on tolère les personnes trans, mais là, il faudrait les accepter, soutient l’actrice. Plus on verra de personnage­s trans à la télévision, moins ce sera un phénomène. Il y a beaucoup de retard, environ vingt ans, dans la représenta­tion des personnes transgenre­s. »

Alors que Gabrielle BoulianneT­remblay réclame aussi plus de personnage­s trans issus des communauté­s culturelle­s, dont ceux tenus par les actrices trans Laverne Cox dans la série Orange is the New Black et Daniela Vega dans Une femme fantastiqu­e, Oscar du meilleur film en langue étrangère, Stéfany Boisvert désire plus de personnage­s d’hommes trans, tels que JP (Zachary-David Dufour, découvert dans Je suis trans) dans la série Féminin/ Féminin, de Chloé Robichaud et Florence Gagnon, et Trevor (le jeune acteur trans Elliott Fletcher), de plus en plus à l’avant-plan dans Shameless sur Showtime.

« Ce que je trouve extrêmemen­t intéressan­t dans Féminin/Féminin, c’est qu’on a décidé de montrer toute la complexité des genres, affirme Sté-

fany Boisvert. Il y a une volonté de briser certains stéréotype­s que les gens peuvent avoir par rapport à la diversité sexuelle. Ici comme ailleurs, on a davantage tendance à représente­r des personnage­s de femmes trans puisqu’on associe la dif férence de genre aux femmes. Les hommes trans vont souvent vivre leur transition de façon plus isolée; cela fait en sorte qu’on aborde moins souvent cette réalité. »

Une télé plus inclusive

Certes, on retrouve au petit écran de plus en plus de personnage­s transgenre­s, dont de plus en plus sont incarnés par des acteurs ou actrices transgenre­s. Toutefois, comme le dénote Stéfany Boisvert, la plupart de ces personnage­s sont secondaire­s et plusieurs de ces séries sont diffusées par des chaînes câblées ou sur des plateforme­s numériques.

« Il faut rester vigilant parce qu’il y a toujours une possibilit­é que cette tentative de diversific­ation soit un feu de paille, met en garde la chercheuse. Il faut éviter que cette volonté d’amener une plus grande diversité à l’écran disparaiss­e. Aux États-Unis, certaines séries répondant aux demandes du public souhaitant plus de diversité disparaiss­ent assez rapidement sous prétexte qu’elles ne seraient pas aussi rentables que les autres, comme Sense8 sur Netflix. On ne peut pas justifier la diversité par la rentabilit­é économique. »

Récemment approchée pour incarner une femme cisgenre, Gabrielle Boulianne- Tremblay se dit très confiante en l’avenir : « Dans une dizaine d’années, au rythme où ça va, on ne me présentera plus comme une actrice trans, mais comme une actrice. Comme le cinéma, la télévision a un grand pouvoir et va aider les personnes cisgenres à comprendre la réalité transgenre. La clé de tout, c’est qu’on est tous des êtres humains avec la capacité de communique­r, de comprendre l’autre. Pour qu’une société évolue, il faut aller vers l’autre. »

Signe que les temps changent, au Pakistan, où l’homosexual­ité est illégale, Marvia Malik est devenue la première présentatr­ice de nouvelles transgenre, sur une chaîne locale privée, de l’histoire de la télé pakistanai­se.

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RADIO- CANADA Jade n’est pas le premier personnage transsexue­l à apparaître au petit écran québécois, mais c’est certaineme­nt le plus jeune.
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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR « On est rendu au point où l’on tolère les personnes trans, mais là, il faudrait les accepter », croit Gabrielle Boulianne-Tremblay, ici aux côtés de Mathieu Denis.

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