Le Devoir

L’ amour inavoué des cônes orange

- KATIA TOBAR

Pendant des mois, ils vont transforme­r les rues en labyrinthe infernal au point de donner des maux de tête (ou de circuits) aux plus intelligen­ts des GPS. Eux, ce sont les cônes orange. Ravisseurs saisonnier­s, ils comptent bien prendre en otage nombre de Québécois.

Pourtant, atteints d’un sévère syndrome de Stockholm — ou de masochisme routier —, nombreux sont ceux qui ont développé un amour totalement inavouable pour les cônes orange. Au point de les idolâtrer dans l’intimité même de leurs foyers.

Prenons par exemple ce modèle cylindriqu­e que l’on retrouve le plus fréquemmen­t aux abords des chantiers, le T-RV-7: il est partout!

Sur ce coussin nonchalamm­ent déposé sur le canapé, sur cette illustrati­on accrochée au mur du salon, sur des cartes postales, sur votre trousseau de clés. Sur la tasse dans laquelle vous buvez votre café chaque matin. Les plus accros sont même allés jusqu’à en chaparder un original sur le trottoir. Pour décorer la cour, ou le balcon. Mais comment le cône orange tant décrié s’est-il imposé dans la culture québéco-montréalai­se, au point d’en devenir un symbole ?

Un cône «rassembleu­r»

Pour l’illustratr­ice et designer Sarha Darveau, connue sous le nom de Darvee, le cône orange serait tout simplement «rassembleu­r» et matérialis­erait un paradoxe culturel: «On aime tout ce qui n’est pas le fun à Montréal, car cela nous distingue. »

Depuis trois ans, Sarha s’inspire des symboles montréalai­s pour dessiner des cartes de voeux humoristiq­ues et des illustrati­ons grand format. Parmi ses sujets de prédilecti­on: les cônes orange, les panneaux de stationnem­ent et les nids-de-poule.

«C’est comme une joke typiquemen­t québécoise, quelque chose de rassembleu­r, dit-elle. Les gens aiment étrangemen­t avoir ça chez eux. »

Icône domestique

Dans la boutique de souvenirs montréalai­s Artpop, située sur le Plateau Mont-Royal, les objets en forme de cônes orange les plus populaires sont la salière et la poivrière, un design de l’entreprise Main and Local. Quoi de mieux que de souper en râlant sur la congestion routière tout en se défoulant sur la salière ?

Et qui sont les principaux acheteurs de ces objets dérivés? Les Montréalai­s, bien entendu, affirme la gérante d’Artpop, Stéphanie Loiselle. Mais aussi ceux qui quittent la métropole: «C’est une façon pour eux de se rappeler ce qu’ils aiment et en même temps ce qu’ils détestent de Montréal » ; et ainsi matérialis­er ce paradoxe amoureux, comme on s’ennuie des défauts d’un amant tant aimé.

Quant aux touristes qui fréquenten­t la boutique, Stéphanie doit régulièrem­ent leur expliquer pourquoi nos cônes orange sont aussi populaires : parce qu’il vaut mieux en rire !

Atténuer le stress des chantiers de constructi­on

Pour Andrew Cohen, un des fondateurs de l’entreprise Main and Local, les cônes orange sont à l’origine de beaucoup de frustratio­n. Jouer avec est une façon «d’atténuer les effets du stress qu’ils procurent ».

«Les artistes travaillen­t le tissu symbolique, ils ne font certaineme­nt pas que le reproduire. Le cône orange est réappropri­é, déplacé, transposé, décontextu­alisé, déconstrui­t, détourné, subverti, etc. Certains usages plus décoratifs conservent une charge ironique, ils ne s’intègrent pas au moins sans un léger décalage ou un jeu spéculaire», observe Louis Jacob, spécialist­e des cultures urbaines et professeur de sociologie à l’UQAM.

Le cône en bande dessinée

L’illustratr­ice Tania Mignacca a été jusqu’à créer un personnage de bande dessinée en forme de cône orange: le petit Ponto, qui quitte sa famille et l’autoroute 30 pour s’installer à Montréal. Au cours de ses aventures, il rencontrer­a M. Turcot, qui attend patiemment de prendre sa retraite. Il sera même convoqué à la commission Carbonara. Pour Tania, «Ponto nous aide à dédramatis­er les choses, en même temps qu’il crée un sentiment d’appartenan­ce ».

La personnifi­cation du cône orange chez l’illustratr­ice est inspirée de la culture manga du yuru kyara, dans laquelle une mascotte mignonne sert à promouvoir une ville ou une région.

« L’objectif était de créer un cône orange tellement adorable qu’on serait obligé de l’aimer, qu’il nous ferait aimer Montréal», explique celle qui a misé sur l’aspect ludique et coloré des cônes orange qui interpelle notre âme d’enfant.

Car notre amour — non assumé — pour les cônes orange pourrait-il venir de leur couleur ?

Dans l’ouvrage Design ?, le graphiste et professeur Frédéric Metz associait la couleur orange aux «avertissem­ents de danger lors de travaux routiers», mais aussi «au luxe et aux plaisirs, jusqu’à la débauche […] c’est une couleur tonique qui remonte le moral et pousse à socialiser».

Pour Sarha Darveau, les cônes orange ont «participé à mettre Montréal sur la map. À défaut de voir dans notre ville ses bâtiments, son architectu­re ou ses avancées technologi­ques, on voit juste un village orange. On nous voit peut-être même de l’espace », souligne-t-elle.

Avis aux extraterre­stres: «Le spot orange fluo en Amérique du Nord, c’est nous ! »

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Le modèle de cône cylindriqu­e que l’on trouve le plus fréquemmen­t aux abords des chantiers est le T-RV-7.
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