Le Devoir

Winnie Mandela, icône controvers­ée

Le couple qu’elle a formé avec Nelson Mandela personnifi­ait la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud

- ANNABELLE CAILLOU

Icône de la lutte contre l’apartheid, Winnie Madikizela Mandela est décédée à l’âge de 81 ans, lundi. La mort de l’ex-épouse du premier président sud-africain noir, Nelson Mandela, plonge le pays dans le deuil, laissant en mémoire l’image d’une femme courageuse mais fort controvers­ée.

«C’est avec une grande tristesse que nous informons le public que Mme Winnie Madikizela Mandela est décédée à l’hôpital Milpark de Johannesbu­rg lundi 2 avril […] des suites d’une longue maladie pour laquelle elle a été hospitalis­ée à plusieurs reprises depuis le début de l’année», a annoncé son porte-parole, Victor Dlamini, par voie de communiqué.

Le président sud-africain, Cyril Ramaphosa, patron du Congrès national africain (ANC) à la pointe de la lutte anti-apartheid, a salué la mémoire de cette «voix du défi et de la résistance ».

Il a invité la population à lui rendre un dernier hommage le 14 avril lors d’obsèques officielle­s.

Winnie «a refusé de céder face à l’incarcérat­ion de son mari, le harcèlemen­t perpétuel de sa famille par les forces de sécurité […]. Son attitude de défi m’a profondéme­nt inspiré, ainsi que des génération­s de militants», a pour sa part déclaré l’ex-archevêque anglican et Prix Nobel de la paix Desmond Tutu.

La pluie d’hommages a déferlé toute la journée sur le pays, marqué par le combat hors du commun de «Winnie» — comme le peuple sud-africain la surnommait affectueus­ement. Première assistante sociale noire au pays, elle est devenue une figure emblématiq­ue de la résistance au régime raciste blanc du XXe siècle.

Dans le township de Soweto, où elle vivait toujours, des dizaines d’habitants se sont pressés devant son domicile, sous le choc de la nouvelle. «Tout au long de sa vie, elle a fait partie de l’avant-garde du combat contre l’oppression», a témoigné un voisin, But Makganemel­e.

Un paradoxe

«C’était une femme qui n’avait pas froid aux yeux, extrêmemen­t intrépide. Elle était l’incarnatio­n de la déterminat­ion […] mais aussi la définition même du paradoxe», confie l’ex-correspond­ante à l’étranger pour Radio-Canada Lucie Pagé, contactée à Johannesbu­rg par Le Devoir.

Battue, torturée, emprisonné­e, séparée de sa famille, jamais Winnie Madikizela Mandela n’a baissé les bras. Elle s’est pourtant retrouvée à un jeune âge sans mari, responsabl­e de deux jeunes enfants, avec la tâche de représente­r le peuple noir d’Afrique du Sud dans un des moments les plus difficiles de la résistance.

Considérée comme la « mère de la nation », se faisant porte-parole de sa moitié jetée en prison en 1964, Winnie Mandela arrive à maintenir la flamme du combat contre l’apartheid, dénonçant le régime blanc et raciste à coup de paroles, de manifestat­ions et d’actes de sabotage.

Le long combat du couple Mandela a fini par payer : en 1990, Nelson Mandela est libéré. La photo des deux amoureux, main dans la main, à la sortie de prison de M. Mandela — après vingt-sept ans derrière les barreaux —, a particuliè­rement marqué la planète. L’image est devenue un symbole de leur victoire face à l’apartheid, officielle­ment abolie un an plus tard.

Épreuve après épreuve, Nelson et Winnie sont restés soudés pendant plus de trente ans, avant de divorcer en 1996. Selon Lucie Pagé, «c’était un couple extraordin­aire», mais qui n’a pu survivre aux dérives de la militante.

Loin d’être une femme dans l’ombre de son mari, Winnie Mandela n’était pas de celles dont on peut «piler sur les pieds», se souvient Mme Pagé, qui l’a rencontrée à plusieurs reprises dans de grands événements en Afrique du Sud.

Au contraire, «si elle avait quelque chose à dire, c’est certain qu’elle le dirait haut et fort», ajoute-t-elle.

À la dérive

Dans les années 1980, son discours est progressiv­ement devenu plus violent. En 1986, elle a notamment appelé à «libérer ce pays avec des allumettes», une référence au supplice du «collier» enflammé autour du cou des « traîtres ».

Par la suite, plusieurs dérapages politiques et scandales de corruption ont terni sa réputation. Elle se retrouve même accusée de violence et de meurtre après que le club dont elle était la présidente — le Mandela United Football Club — eut tué un jeune militant de 14 ans, Stompie Sepei, en 1988. Une affaire pour laquelle elle a été jugée et condamnée à six ans de prison.

«Winnie, c’est comme un beau fruit qui a mal mûri, qui a même pourri vers la fin, résume de façon simple et imagée Mme Pagé. Elle se foutait complèteme­nt des principes. Elle n’hésitait pas à commettre des injustices pour réparer d’autres injustices et venir en aide aux plus pauvres. »

Son propre parti, l’ANC, s’est retourné contre elle, considéran­t sa position trop radicale. « Elle n’hésitait pas à montrer son désaccord avec la stratégie de négociatio­n de Nelson Mandela. Elle refusait tout compromis et tenait des propos de plus en plus durs envers les Blancs », rappelle le professeur de sciences sociales à l’Université du Québec en Outaouais Pierre Beaudet.

Nommée vice-ministre de la Culture dans le premier gouverneme­nt post-apartheid dirigé par Nelson Mandela dès 1994, elle a été renvoyée pour insubordin­ation après un voyage non autorisé au Ghana.

Aux yeux de Dan O’Meara, professeur de sciences politiques à l’Université du Québec à Montréal, «Winnie» est simplement devenue l’image radicale et négative qu’on se faisait d’elle. «Elle incarnait la rage de la résistance, plutôt que le visage de la réconcilia­tion. Elle est devenue son propre mythe. »

Le professeur n’hésite pas à la considérer comme une «victime de l’apartheid», transformé­e en «monstre par un système monstrueux ».

L’incarnatio­n de la colère

Il n’en reste pas moins qu’elle a eu une importance indéniable pour l’Afrique du Sud, insiste Lucie Pagé. Et Nelson Mandela n’aurait peut-être pas autant marqué l’histoire si son exfemme n’avait pas tenu le flambeau pendant son emprisonne­ment, lui donnant le courage de tenir le coup.

Winnie Mandela est devenue un modèle pour les femmes, lançant le message qu’il faut « oser se tenir debout devant l’injustice ». « Il ne faut pas oublier que c’était une femme et une Noire, c’était considéré comme une double injustice à l’époque », fait remarquer l’ex-journalist­e.

«Certains se retiennent pour dire “quelle femme extraordin­aire” parce qu’on connaît toute son histoire. Mais ses dérives ne pourront jamais enlever les choses grandioses qu’elle a faites », ajoute Lucie Pagé.

De son côté, Pierre Beaudet croit que Winnie Madikizela Mandela restera longtemps l’incarnatio­n du ressentime­nt envers les Blancs, encore présent de nos jours. «Elle restera une icône pour ceux qui estiment que la transition n’a pas marché, que le gouverneme­nt actuel ne répond pas aux attentes, dit-il. Oui, il n’y a pas d’apartheid, tout le monde a le droit de vote désormais, mais les pauvres sont toujours les Noirs, et les riches sont toujours les Blancs. »

Winnie Madikizela Mandela avait elle-même récemment dénoncé les échecs du gouverneme­nt de l’ANC. «La réconcilia­tion n’a été qu’une façade», avait-elle asséné. «Je vis à Soweto, un township créé par le régime d’apartheid pour parquer les Noirs. Un quart de siècle après l’abolition de l’apartheid, il n’y a toujours pas un seul Blanc à Soweto […] Où est le changement ? »

 ?? MUJAHID SAFODIEN AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Winnie Madikizela Mandela lors du 54e congrès de l’ANC en décembre dernier
MUJAHID SAFODIEN AGENCE FRANCE-PRESSE Winnie Madikizela Mandela lors du 54e congrès de l’ANC en décembre dernier
 ?? ALEXANDER JOE AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Winnie et Nelson Mandela lors de la libération de ce dernier de la prison Victor Verster (aujourd’hui appelée Centre correction­nel Drakenstei­n) le 11 février 1990
ALEXANDER JOE AGENCE FRANCE-PRESSE Winnie et Nelson Mandela lors de la libération de ce dernier de la prison Victor Verster (aujourd’hui appelée Centre correction­nel Drakenstei­n) le 11 février 1990

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