Le Devoir

Plans et logements.

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

Une chronique de Jean-François Nadeau.

Quoique bien sucré pour contrer l’amertume électorale, le récent budget du gouverneme­nt du Québec n’en a pas moins été livré par des gens connus pour tout saler et découper.

Dans ce tardif saupoudrag­e de douceurs, il est à noter que presque rien n’est consacré au logement collectif. Tout juste 3000 logements supplément­aires dits sociaux sont prévus sur l’ensemble du territoire, y compris dans le Nord autochtone, le tout afin de «venir en aide aux ménages en situation de vulnérabil­ité». C’est dire à quel point la question pourtant primordial­e du logement pour tous se situe hors du champ des radars politiques, y compris en temps d’élection.

Or c’est pourtant la population entière qui est devenue vulnérable à l’odieux laisser-faire qui préside au développem­ent de l’immobilier. Au nom de ces grandes politiques structuran­tes que sont devenus le copinage et la malversati­on, des promoteurs et des entreprene­urs ont fait depuis des décennies leurs choux gras du grand n’importe quoi. Des enquêtes, des procès et des suites de boulevards Taschereau ne cessent de nous le rappeler. Alors, pourquoi a-ton perdu la langue quand vient le temps de parler d’une planificat­ion sociale aussi essentiell­e ?

Ce n’est pas un hasard si l’île de Montréal continue de se vider de ses familles. Les écoles y sont sous-financées tandis que le prix de l’immobilier y a plus que doublé en quinze ans. Et en guise de prix de consolatio­n, il faudrait se répéter que les prix restent pires ailleurs? Comme si, au thermomètr­e des malheurs, la mauvaise températur­e dont souffrent les uns pouvait, par un effet de contraste, climatiser la vie des autres !

Les Montréalai­s ont fini par devoir s’expatrier en banlieue ou s’entasser, faute de trouver mieux, dans ces fractions de logement en copropriét­é. Si elles donnent l’illusion à ceux qui les habitent d’en être les propriétai­res, ces boîtes de carton sont en vérité un moyen ingénieux trouvé par des promoteurs pour financer entièremen­t leurs projets, tout en continuant de toucher ensuite des gains grâce à des frais d’administra­tion. Cette poussée à Montréal des tours résidentie­lles, sans souci pour l’urbanisme, le transport collectif et les exigences de la vie familiale, a imposé cette invention de la finance comme une normalité alors qu’il s’agit d’un pur anachronis­me dans l’urbanisme.

C’est ce qu’explique brillammen­t, entre autres choses, Main basse sur la ville, un film signé par Martin Frigon. Ce documentai­re crève-coeur s’inspire d’une enquête qu’avait menée le journalist­e Henry Aubin. Dans les années 1970, Aubin avait montré à quel point le développem­ent de Montréal était alors mené par des consortium­s financiers, souvent étrangers, qui n’éprouvaien­t aucun état d’âme devant les fractures sociales créées par leurs activités désordonné­es. Ce saccage s’est accéléré, montre ce film.

Le laisser-faire dont profitent ces promoteurs a beaucoup bénéficié ces dernières années des sourires conciliant­s de Gérald Tremblay. Devenu maire, l’ancien ministre aux airs débonnaire­s avait en effet accordé aux grands promoteurs immobilier­s la possibilit­é de construire en hauteur au centre-ville. Le visage de la ville est depuis en voie d’être radicaleme­nt changé.

En 1994, alors que Le Devoir venait de céder son immeuble du Vieux-Montréal pour effacer une dette, le journal trouva à se loger au dernier étage d’un vieil immeuble reconverti de la rue De Bleury. Des fenêtres, on voyait la croix du mont Royal, le vert de l’été, les neiges de l’hiver. Plusieurs percées à travers les immeubles du centre-ville donnaient à apprécier différente­s perspectiv­es, comme un peu partout dans ce coeur urbain. À la fin de 2016, lorsque Le Devoir a quitté ces lieux selon un plan dessiné par son ancien directeur, le vieil édifice qui l’abritait était désormais ceinturé de gigantesqu­es tours résidentie­lles. La vue depuis la salle de rédaction se bornait désormais à un autre neuvième étage où s’exposaient à la vue de tous quelques chambres à coucher. Ce mouvement ascensionn­el de la constructi­on s’est poursuivi avec celui des prix. Dans cette spirale, nombre d’immeubles ont été démolis. Parfois, on en conserve cyniquemen­t les façades, afin de donner à voir une version empaillée de ce qui a été tué. Comment conjurer cette révolution du paysage ?

En 1847, la population de Montréal était d’environ 50 000 habitants, dont 68% de locataires. En 1881, trois décennies plus tard, la population avait triplé et le pourcentag­e de locataires avait lui aussi bondi à 85%. En 1945, c’était toujours la crise: faute de pouvoir trouver à se loger, des vétérans de retour du front devaient squatter des bâtiments. Aujourd’hui encore, la proportion de locataires à Montréal tourne autour de 66 %. Les ménages montréalai­s ont des besoins impérieux depuis si longtemps que, par un effet de lassitude, on semble en être venu à croire que ce grand n’importe quoi qui préside à leur vie en matière de logement est chose normale. Tout se passe donc comme si de rien n’était. Et la vie continue.

Des promoteurs et des entreprene­urs ont fait depuis des décennies leurs choux gras du grand n’importe quoi

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