Une nouvelle guerre froide?
Une chronique de François Brousseau.
L’expression est archiconnue, la métaphore est transparente et fait de bons titres: «Vivons-nous une nouvelle guerre froide ? » Ainsi posée, la question revient en force dans la presse mondiale et alimente colloques et discussions.
L’affaire Skripal, tentative d’assassinat contre un ex-agent double passé à l’ouest, n’est que le dernier de toute une série d’événements qui, depuis dix ans, ont fait monter la tension: guerre séparatiste dans l’est de l’Ukraine, annexion par Moscou de l’Ossétie du Sud (arrachée à la Géorgie en 2008) et de la Crimée (arrachée à l’Ukraine en 2014), etc.
En Russie même, on ne s’embarrasse pas de points d’interrogation; devant cette salve d’expulsions de diplomates, la conclusion s’impose: la guerre froide est de retour.
Sergueï Lavrov, chef de la diplomatie russe, l’homme qui, avec talent, a mené en bateau ses homologues occidentaux dans la crise syrienne, déclarait il y a une semaine: «C’est le résultat d’une pression colossale, un chantage qui est le principal instrument de Washington sur la scène internationale. Personne ne peut tolérer un tel comportement.»
Quelques jours plus tôt, dans le quotidien Vedomosti, l’influent analyste Fedor Loukianov écrivait que ces expulsions sont «particulièrement destructrices […] et plongent les relations entre Moscou et les Occidentaux dans une nouvelle période de guerre froide ».
La première ministre britannique, Theresa May, a déclaré, elle, que les alliés de Londres, aujourd’hui, ne réagissent pas seulement « par solidarité avec le Royaume-Uni, mais aussi parce qu’ils reconnaissent la menace »… « Il nous faut, a-t-elle dit, trouver une réponse collective à long terme au défi posé par la Russie. »
Tous ces mots sentent la guerre froide à plein nez, tout comme cet apparent « front commun» de l’Occident face à la «menace russe». Mais qu’en est-il vraiment ?
D’abord, la «menace russe» n’est plus ce qu’elle était à l’époque soviétique… même si Moscou, dans le poker stratégique international, joue avec brio une main plutôt faible.
Le PIB russe a beau ne représenter en 2018 qu’un treizième de celui des États-Unis (… et à peine quatre fois celui du Québec!), la Russie de Poutine joue dans les « grandes ligues » pour ce qui concerne les armements nucléaires tactiques, la cyberguerre ou encore l’influence militaire au Moyen-Orient.
Mais comme puissance susceptible de jouer au XXIe siècle le rôle d’«ennemi global» — politique, militaire, idéologique — de l’Occident, celui qu’avait joué l’URSS au XXe siècle, elle doit céder de plus en plus la place à la Chine, incomparablement plus puissante sur le plan économique.
Contrairement à l’URSS des années 1960, la Russie du XXIe siècle a développé, face à l’Europe, une interdépendance économique relativement nouvelle: produits manufacturés contre fournitures énergétiques. Même s’il ne s’agit que d’un atout régional et limité, Moscou le joue bien, car le boycottage économique face à Moscou ne passe pas partout en Europe, où la Russie conserve des clients et de bons amis.
Même si un grand nombre de pays ont apparemment emboîté le pas à Londres et à Washington dans la crise actuelle, il y a des exceptions notables, dont la Slovaquie, la Bulgarie, l’Autriche, la Grèce… Certains de ces pays ont une extrême droite influente — à Vienne, elle est au gouvernement — activement soutenue par le Kremlin.
En outre, de fortes divisions existent — en Allemagne, en Italie, dans l’Angleterre du Brexit — sur le bien-fondé d’une «ligne dure» face à Moscou. Ces divisions constituent une très belle cible stratégique pour le Kremlin.
«Guerre froide»? L’expression désigne un reliquat du XXe siècle. Elle ne décrit plus que partiellement la réalité de 2018. Son usage, aujourd’hui, est plutôt flatteur pour la Russie. Il conforte le positionnement traditionnel russe — «l’Occident est contre nous» — qui profite à Vladimir Poutine, lequel peut ainsi se définir à travers cet antagonisme et se positionner en héros national…
Tout en criant au «délire antirusse», et tout en niant perversement toute responsabilité dans l’affaire Skripal, dans les crises d’Ukraine, de Crimée ou de Géorgie… Moscou jouit secrètement de toutes ces accusations, qui sont en elles-mêmes les preuves d’un pouvoir déclinant, mais toujours réel. La guerre froide a de beaux restes, surtout pour le Kremlin.