Le Devoir

Leçons de Camus.

- JOHN R. MACARTHUR John R. MacArthur est éditeur de Harper’s Magazine. Sa chronique revient au début de chaque mois.

Une chronique de J. R. MacArthur.

De temps en temps, on tombe sur un livre qui vous bouleverse l’esprit profondéme­nt, qui vous change carrément la vie. Dans ma jeunesse, ce texte fut La peste, de Camus. L’histoire métaphoriq­ue de «l’occupation» d’Oran par un fléau meurtrier m’a secoué comme un tremblemen­t de terre lorsque j’étais en terminale à mon lycée de la banlieue de Chicago. Tellement secoué que je me souviens toujours d’une belle journée d’été en France, à Bretignoll­es-surMer — où j’étais en vacances chez des amis avant d’entrer à l’université —, marchand de long en large à travers le petit jardin et consignant furieuseme­nt sur de grandes feuilles mon dévouement aux pensées et aux principes de l’inlassable Docteur Rieux et de son ami Tarrou, ainsi qu’à l’idéalisme du journalist­e Rambert. Jamais je ne céderais au mal, au nazisme, à la cruauté de l’occupant. Jamais je ne perdrais de vue l’obligation de défendre l’humanité contre la brutalité.

Il est facile d’être si confiant en soi à 18 ans. Évidemment, au fil de la vie, les choses se compliquen­t, tout comme, en temps de guerre, les motivation­s des nations et des politicien­s. Toute une carrière dans le journalism­e m’a révélé un autre «mal» puissant qui brouille les cartes et qui confond même les gens les plus honorables. Au lieu de lutter contre le «mal» camusien en noir et blanc, je me suis retrouvé souvent en combat contre la propagande «humanitair­e», parfois promue par des gens bien, prônant des interventi­ons militaires sous l’étendard du sauvetage d’innocents par centaines de milliers. C’est là que j’ai commencé à me spécialise­r et que je me suis mis à contrecarr­er les idées reçues sur diverses atrocités hurlées à travers les réseaux de télévision et à la une des grands journaux. Ayant acquis une expertise à Chicago sur les omissions cyniques du parquet et de la police au sujet des meurtres en série commis par John Wayne Gacy, j’ai révélé les origines du meurtre inventé des bébés au Koweït en 1990 par des soldats irakiens, contesté le faux projet de «génocide» serbe en Kosovo en 1999 et contredit le programme fabriqué de bombe atomique prétendume­nt en cours à Bagdad en 2002-2003. Pas exactement ce que j’imaginais dans mon élan de noblesse à Bretignoll­es, mais le métier du journalism­e honnête n’est pas pour les suivistes.

Et voilà que je viens de découvrir une fois de plus un livre bouleversa­nt — celui-ci faroucheme­nt critique des prétextes de la guerre «humanitair­e» — dont le sujet est un genre de docteur Rieux moderne. Ancien président de Médecins sans frontières, Rony Brauman a produit dans Guerres humanitair­es? Mensonges et intox, en conversati­on avec Régis Meyran, le texte essentiel pour comprendre à quel point le principe de la «guerre juste» contre un mal absolu, soutenu par son collègue Bernard Kouchner et par Bernard-Henri Lévy, a été tordu et déformé: «Ce qui frappe quand on regarde de près les guerres de Somalie, du Kosovo, d’Afghanista­n et de Libye, c’est la force de la propagande, dès lors qu’elle s’enracine dans une matrice intellectu­elle favorable…. Les «faits alternatif­s» sont devenus un sujet de moquerie générale à la suite des déclaratio­ns de la conseillèr­e de presse de Trump, mais on oublie qu’ils ont régné en maîtres pendant la guerre de Libye.» Étant donné le bombardeme­nt imaginaire par les forces de Kadhafi contre la population civile en Tripoli — un «crime» amplifié notamment par Al-Jazeera et BHL — et les «attaques systématiq­ues et généralisé­es» jamais vérifiées à l’époque, il y a de quoi croire la déclaratio­n de Brauman selon laquelle «la Libye, c’est notre guerre d’Irak à nous [les Français]». Aujourd’hui — avec Nicolas Sarkozy mis en examen pour le possible financemen­t de sa campagne électorale par Kadhafi en 2007 —, nous avons à nouveau de bonnes raisons de remettre en question les pieux arguments de 2011 en faveur du renverseme­nt du dictateur libyen.

Toutefois, il est moins utile de condamner tel et tel politicien sans scrupules — les deux Bush, Tony Blair, Sarkozy, le couple Clinton, Obama — que de creuser plus loin afin de comprendre que l’idéologie de l’ingérence humanitair­e n’est pas vertueuse en soi, y compris en Syrie. Le fait que l’on aurait dû arrêter Hitler en 1933, en 1936 ou en 1938 — ou que l’ONU renforcée par une alliance franco-américaine aurait pu empêcher le génocide au Rwanda — n’est pas une excuse pour la corruption intellectu­elle qui nous mène si rapidement à l’accusation de crimes contre l’humanité suivie d’une violence militaire. Selon Brauman, « cette reductio ad Hitlerum relève plus de la rhétorique d’intimidati­on morale que de l’argumentat­ion rationnell­e ».

C’est comme si le docteur Rieux était apparu dans le jardin à Bretignoll­es et m’avait saisi par le col: «Allez doucement, jeune homme. La “responsabi­lité de protéger” s’applique aussi bien à la protection de la vérité qu’à la protection des innocents. »

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada