Le Devoir

Le traitement de faveur accordé par Ottawa à Google et à Facebook

- DANIEL BERNHARD Directeur exécutif et porte-parole du groupe de surveillan­ce Les AMIS de la radiodiffu­sion canadienne

Dans la foulée de la révélation voulant que la campagne de Donald Trump aurait exploité les renseignem­ents personnels de 50 millions d’usagers de Facebook sans leur consenteme­nt, les gouverneme­nts démocratiq­ues du monde entier prennent des mesures pour restreindr­e le pouvoir des géants américains d’Internet.

Le Congrès américain et les Parlements britanniqu­e et européen ont demandé à Mark Zuckerberg d’expliquer pourquoi les règles de son entreprise permettaie­nt un abus de confiance aussi flagrant. Jusqu’à présent, Zuckerberg manque à l’appel — possibleme­nt parce que les députés britanniqu­es ont accusé Facebook de les avoir induits en erreur. Il y a à peine un mois, Facebook niait publiqueme­nt les actions qu’il reconnaît aujourd’hui.

Le ministre de la Culture du Royaume-Uni, Matt Hancock, a réagi au dernier scandale de Facebook en déclarant que « fini le Far West pour les entreprise­s de technologi­e ».

Le ministre Hancock présente un nouveau projet de loi sur la confidenti­alité des données, ainsi que des mesures fiscales et réglementa­ires pour mettre fin au traitement de faveur dont Facebook, Google et d’autres géants de la technologi­e ont joui jusqu’ici. L’Allemagne, l’Australie et d’autres pays industrial­isés agissent également pour protéger leurs démocratie­s contre le modèle commercial parasitair­e de Facebook.

Que fait le gouverneme­nt canadien pour protéger notre démocratie contre ces plateforme­s néfastes? Malheureus­ement, pas grand-chose.

En fait, par la voie de sa politique fiscale, le gouverneme­nt fédéral accorde une subvention annuelle de 1,3 milliard de dollars à ces géants de l’informatio­n.

Préserver les voix canadienne­s

Depuis les années 1960, la Loi de l’impôt sur le revenu a incité les entreprise­s canadienne­s à placer des annonces dans les médias canadiens. Ces incitatifs protègent nos médias contre la concurrenc­e étrangère déloyale, tout en préservant les voix canadienne­s et les emplois au pays.

Mais il y a une faille: ces incitatifs ne s’appliquent pas aux médias numériques. Par exemple, les entreprise­s qui visent les Canadiens sont récompensé­es lorsqu’elles placent des publicités dans un journal canadien plutôt que dans le New York Times. Mais ces récompense­s ne s’appliquent pas lorsque les publicités destinées aux Canadiens sont placées sur nytimes.com. Nos règles visent à récompense­r les annonceurs qui gardent leur argent au Canada, mais lorsque la publicité est numérique, nous n’appliquons pas les règles.

Cette brèche dans la loi envers la publicité sur Internet laisse 5,5 milliards de dollars, libres d’impôt, s’échapper du Canada chaque année. La majeure partie de cette somme file sur une voie hors taxes jusqu’aux coffres de Google, Facebook, YouTube et d’autres compagnies américaine­s.

En fait, chaque année, le gouverneme­nt renonce à 1,3 milliard de dollars en recettes fiscales pour rendre la publicité plus abordable sur Facebook et Google. Alors qu’Ottawa reste les bras croisés, le reste du monde riposte contre ces sociétés anticoncur­rentielles, qui évitent les impôts, qui bafouent la démocratie et la vie privée. Ottawa s’est même associé à Facebook pour lutter contre les fausses nouvelles, même si cette plateforme est le principal vecteur de fausses nouvelles!

Les avantages accordés à ces géants américains des médias sont énormes, et ils condamnent les médias canadiens à piquer du nez et à plonger dans l’oubli.

Déjà, plus de 10 000 journalist­es canadiens ont été mis à pied et des centaines d’organes de presse ont fermé leurs portes.

Google, Facebook et les autres géants de la technologi­e constituen­t la plus grande menace à l’indépendan­ce et à la souveraine­té culturelle du Canada depuis Hollywood. Leur mainmise sur l’informatio­n menace notre démocratie et notre capacité de raconter nos propres histoires. Ils musellent la voix du pays.

Les médias canadiens sont essentiels à la démocratie et au maintien de notre culture. Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi nous ne sommes pas aux prises avec des fusillades de masse, une guerre perpétuell­e, Trump ou un système de santé privé? Parce que nous avons notre propre culture et qu’elle nous protège des lacunes américaine­s. Pourtant, notre culture ne peut être plus forte que sa voix, et l’inaction d’Ottawa risque d’entraîner l’extinction de cette voix.

Une fois nos médias partis, qui rapportera nos histoires et qui produira des émissions sur notre pays ? CBS ? Le New York Times? Google? Facebook? Les chances sont minces.

Ottawa peut arrêter l’hémorragie en mettant fin à son traitement de faveur des géants américains du Web, ceux-là mêmes qui entraînent l’asphyxie du journalism­e fort et indépendan­t dont dépend notre démocratie, et l’éliminatio­n d’emplois dans la presse écrite et en radiodiffu­sion à l’étendue du pays.

Le temps est venu pour le gouverneme­nt Trudeau d’assurer que ces entreprise­s étrangères protègent notre vie privée et respectent nos valeurs démocratiq­ues. Elles doivent être réglementé­es pour assurer la concurrenc­e et la protection de la vie privée, et elles doivent être tenues responsabl­es lorsqu’elles publient des faussetés flagrantes.

Mais, d’abord et avant tout, Ottawa doit cesser de privilégie­r ces monopoles américains avec un statut d’exonératio­n fiscale et d’autres avantages inéquitabl­es qui étouffent la voix du Canada. Un pays sans voix ne peut pas survivre longtemps. Il est temps de prendre la parole, alors que nous le pouvons encore.

 ?? SEAN KILPATRICK LA PRESSE CANADIENNE ?? La mainmise de Google, de Facebook et des autres géants de la technologi­e sur l’informatio­n menace notre démocratie et notre capacité de raconter nos propres histoires. Ils musellent la voix du pays.
SEAN KILPATRICK LA PRESSE CANADIENNE La mainmise de Google, de Facebook et des autres géants de la technologi­e sur l’informatio­n menace notre démocratie et notre capacité de raconter nos propres histoires. Ils musellent la voix du pays.

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