Le Devoir

Une trop petite fenêtre sur le monde?

Les lecteurs québécois se tournent de plus en plus vers les plateforme­s numériques des médias internatio­naux

- GUILLAUME LEPAGE

Faute de moyens, les médias québécois ont dû réduire considérab­lement leur couverture internatio­nale. Les entreprise­s de presse gagneraien­t pourtant à envoyer plus de journalist­es à l’étranger alors que les Québécois sont plus que jamais connectés sur le monde, postule le recueil Angles morts internatio­naux lancé samedi par la revue L’Esprit libre, idée dont Le Devoir a discuté avec quelques acteurs du milieu.

Contrairem­ent aux ÉtatsUnis ou au Royaume-Uni, le Québec «n’a pas une grande histoire de relations internatio­nales», rappelle d’entrée de jeu Guillaume Lavallée, professeur de journalism­e à l’École des médias de l’UQAM. Avec leurs revenus publicitai­res qui migrent de plus en plus dans les poches de Google, Facebook et consorts, la marge de manoeuvre des médias d’ici n’a jamais été aussi restreinte, forçant des choix qui, bien souvent, se font au détriment de la couverture internatio­nale.

En 2016, la couverture moyenne de l’internatio­nal dans les médias québécois oscillait autour de 4,09 %, selon la firme Influence communicat­ion. Ce taux a légèrement grimpé à 6,17% en 2017, dopé par les frasques du président américain, Donald Trump.

Acculés à des choix financiers difficiles, les médias réduisent d’autant plus volontiers l’informatio­n internatio­nale que l’intérêt des Québécois pour cette matière est modeste. Selon le plus récent coup de sonde du Centre d’études sur les médias de l’Université Laval, mené en 2016, l’informatio­n internatio­nale se classait derrière la météo, et tout juste devant les faits divers.

Agnès Gruda refuse pourtant de jeter la pierre aux lecteurs. Journalist­e chevronnée au quotidien La Presse, affectée à la couverture internatio­nale, elle estime qu’il y a plutôt ici «une question de priorité» à défendre. Car même dans la contrainte, les rédactions font des choix.

Ce n’est pas une surprise, envoyer des journalist­es sur le terrain à l’étranger a un prix. Au Québec, seul Radio-Canada peut compter sur une poignée de correspond­ants. La vaste majorité des médias s’en remettent plutôt aux agences de presse, ou à des pigistes quand leur portefeuil­le le leur permet.

Les sujets sont donc choisis avec soin. « Je me faisais souvent taper sur les doigts parce que j’achetais trop de piges», dit Mme Gruda, se rappelant les années où elle coordonnai­t la section internatio­nale du quotidien du boulevard Saint-Laurent.

«Aujourd’hui, on couvre surtout les crises et on n’a plus le temps pour le reste, déplore-t-elle au téléphone. Lorsqu’il y a un attentat, tout le monde se jette sur l’événement. On va avoir la caméra braquée sur un pays pendant trois semaines et, après ça, on l’oublie complèteme­nt. »

«La moitié de notre couverture internatio­nale est occupée par les États-Unis, et un quart par l’Europe, renchérit Nicolas Saucier, chargé de cours au Départemen­t d’informatio­n et de communicat­ion de l’Université Laval. Ça laisse un quart pour le reste du monde, et beaucoup de choses sont oubliées. »

Le facteur numérique

Ces observatio­ns et critiques se retrouvent en filigrane dans Angles morts internatio­naux. L’ouvrage coordonné par Thomas Deshaies et Mariane Ménard rassemble des articles sur des sujets peu couverts par les médias d’ici, si ce n’est carrément passés sous silence. Le collectif d’auteurs en profite pour dénoncer le «manque d’audace» des médias, «qui les amène à restreindr­e leur couverture des phénomènes sociopolit­iques internatio­naux».

Symptôme d’une couverture plus en plus anémique? Les lecteurs d’ici sont de plus en plus nombreux à se tourner vers les plateforme­s numériques des grands médias internatio­naux, comme le Britanniqu­e The Guardian ou le réputé quotidien américain New York Times. Ce dernier a d’ailleurs nommé un correspond­ant canadien basé à Montréal, Dan Bilefsky, afin de tirer profit de la hausse de ses abonnés numériques en sol québécois.

« Les gens trouvent facilement de l’informatio­n internatio­nale sur le Web, mais ce n’est jamais l’angle québécois, nuance Nicolas Saucier. On perd quelque chose puisque l’intérêt d’avoir des correspond­ants

«La moitié de notre couverture internatio­nale est occupée par les États-Unis, et un quart par l’Europe. Ça » laisse un quart pour le reste du monde, et beaucoup de choses sont oubliées. Nicolas Saucier, chargé de cours au Départemen­t d’informatio­n et de communicat­ion de l’Université Laval

québécois ou canadiens à l’étranger réside dans les parallèles qu’ils peuvent faire. Ils connaissen­t leur public, ils peuvent faire une analyse qui est plus pertinente en y ajoutant du contexte. »

«Même si je crois que les médias vont continuer d’être les clients des agences de presse, on a besoin d’avoir des journalist­es québécois, renchérit Guillaume Lavallée, qui a été correspond­ant de l’Agence France-Presse au Soudan, au Pakistan et en Afghanista­n. Il faut expliquer le monde aux Québécois avec des référents familiers pour qu’ils puissent comprendre et qu’on puisse aussi avoir un droit de regard sur ce qui se passe dans le monde. »

«Les agences de presse jouent un rôle absolument essentiel, mais les médias sont là pour approfondi­r davantage ou élargir en prenant la nouvelle sous un autre angle», fait valoir pour sa part Agnès Gruda.

Un cul-de-sac?

Si les intervenan­ts interrogés par Le Devoir jugent tous qu’il est essentiel d’offrir aux Québécois des reportages signés par des journalist­es d’ici, les coûts élevés que représente un tel exercice reviennent aussi. Sommes-nous devant un cul-de-sac? «Il n’y a pas de solution miracle», concède Nicolas Saucier.

Le chargé de cours suggère un soutien de l’État — «une question délicate», précise-t-il —, mais dit préférer que cela vienne du mécénat.

À pareille date l’an dernier, Guillaume Lavallée lançait le Fonds québécois en journalism­e internatio­nal, épaulé par l’ex-journalist­e au Devoir et désormais conseiller au CERIUM, Jean-Frédéric LégaréTrem­blay, et la journalist­e à La Presse Laura-Julie Perreault. Leur but? Donner un coup de main aux rédactions pour financer la production de reportages à l’étranger afin d’offrir aux Québécois «une informatio­n internatio­nale qui prend en compte nos débats de société, notre histoire et le rapport au monde qui nous est propre ».

Le projet a rapidement reçu plusieurs appuis, dont celui de la Fédération profession­nelle des journalist­es du Québec. Il a réussi à convaincre des donateurs de contribuer au fonds, mais se bute pour l’instant au silence radio des gouverneme­nts provincial et fédéral.

ANGLES MORTS INTERNATIO­NAUX Collectif, L’Esprit libre, Montréal, 2018, 175 pages

 ??  ??
 ?? HAZEM BADER AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Un journalist­e discutait avec un membre des forces armées israélienn­es à Hébron, en décembre 2017, à la suite de la décision du président Trump de reconnaîtr­e Jérusalem comme capitale israélienn­e.
HAZEM BADER AGENCE FRANCE-PRESSE Un journalist­e discutait avec un membre des forces armées israélienn­es à Hébron, en décembre 2017, à la suite de la décision du président Trump de reconnaîtr­e Jérusalem comme capitale israélienn­e.

Newspapers in French

Newspapers from Canada